La lucidité
7.3
La lucidité

livre de José Saramago (2004)

Le roman se présente comme une fable. Il se déroule dans un pays qui n'est jamais nommé (mais dans lequel on peut reconnaître n'importe laquelle de nos démocraties occidentales), dans une capitale qui n'est pas nommée non plus, et les personnages sont tous définis par leur fonction (président, premier ministre, commissaire) et jamais par leur nom. Nous n'avons aucune date (mais c'est moderne : les personnages ont des portables et on parle d'internet ; le roman est publié en 2006 et peut très bien se dérouler à cette période). Une fois ces contingences éliminées, on peut se focaliser sur l'essentiel : la réflexion politique.
Dans ce pays se déroulent donc des élections municipales. Et si, dans la majorité des communes du pays, tout se passe normalement, les résultats de la capitale sont stupéfiants : 83 % de bulletins blancs. Assommés, les dirigeants crient au complot, au terrorisme international visant à déstabiliser le pays, etc. Ils ne peuvent comprendre le dégoût de la politique exprimé par une population blasée. Et ils cherchent un moyen de faire revenir tout ce petit monde à un comportement électoral beaucoup plus sain.

La Lucidité est donc un roman politique. Un roman qui est une dénonciation de nos prétendues démocraties. Des élections libres suffisent-elles à faire une démocratie ? Le fossé de plus en plus important qui sépare les dirigeants du peuple, les mensonges constants qui enrobent les décisions gouvernementales, les dirigeants imbus de leur pouvoir et convaincus de la méprisable puérilité de la population. Un gouvernement qui, pour justifier sa place, se plaît à constamment infantiliser une population qui serait forcément incapable de se débrouiller seule.
Et donc, pour punir cette population qui a mal agi (comme on punit un sale gosse), le gouvernement prend une décision unique : il quitte la ville, avec la police et l'armée, et établit un blocus autour de la capitale. Selon les prévisions gouvernementales, sans forces de l'ordre, la ville sombrera inévitablement dans le chaos le plus extrême. Or, c'est l'exact opposé qui se produit : livrés à eux-mêmes, les habitants de la capitale se comportent de la façon la plus admirable, produisant de grands exemples de solidarité et d'entraide.
[Qu'on ne s'y trompe pas : il ne s'agit pas d'un roman anarchiste qui tenterait de prouver que les peuples peuvent se passer de gouvernements; c'est juste un appel de Saramago à ne pas infantiliser en permanence ces mêmes peuples et à leur confier de véritables responsabilités, ce que l'on attendrait normalement dans une démocratie qui fonctionnerait correctement]

Roman sur la démocratie, c'est donc aussi un roman sur le pouvoir. Tout le monde cherche à obtenir du pouvoir ou à faire fructifier la dose de pouvoir qu'il a déjà. Et tout cela se fait surtout au moyen de joutes verbales. Entre le président et le Premier Ministre, entre le Ministre de l'intérieur et celui de la culture, entre le même Ministre de l'intérieur et le commissaire, tout le monde veut se montrer supérieur. On ne parle pas, on commande, on ordonne, on veut une exécution immédiate et sans rechigner !
le roman est ainsi une lutte menée par ceux qui ont le pouvoir et qui veulent le garder. Gouvernement, police, média, tous s'unissent en une alliance objective dans l'intérêt de chacun.
Et pourtant, quand on y regarde de plus près, le jeu est plus subtil qu'il en a l'air. Ainsi, ce sont les subordonnées qui donnent des leçons à leurs supérieurs, comme si l'ordre hiérarchique était inversement proportionnel aux qualités intellectuelles et humaines. Plus on est élevé politiquement, plus on est loin de la vérité.

Ce roman est aussi, enfin, un roman de la parole. Car la maîtrise de la parole est l'acte fondateur de tout pouvoir politique. Pour s'en assurer, il faut voir le nombre de fois où, dans ce roman, un personnage s'évertue à trouver le mot juste (certains sont d'ailleurs des dictionnaires ambulants). Comprendre la signification des mots, c'est être sûr de ne pas se laisser piéger. Savoir employer le mot juste, c'est être sûr de pouvoir manipuler qui on veut.
Un bel exemple nous est donné lorsque le Président de la République fait un discours dans lequel il dit que, si certains droits existent dans la loi, ils ne doivent cependant pas être appliqués. Ce sont des droits virtuels, mais tout irait mal si on se mettait à les appliquer ; il est est ainsi du droit à voter blanc : c'est une possibilité théorique qui ne devrait pas s'appliquer en pratique : "Le bon sens commande que nous les tenions simplement pour des symboles de ce qui pourrait être éventuellement, mais jamais pour une réalité effective et réalisable. Voter blanc est un droit imprescriptible, personne ne le niera, mais de même que nous interdisons aux enfants de jouer avec le feu, de même nous avertissons les peuples que jouer avec la dynamite est contraire à leur sécurité."

Un roman dense, donc. Mais qui possède quelques défauts.
La lecture n'est pas d'une grande simplicité. Ainsi, les dialogues sont intégrés dans la narration, sans ponctuation particulière sinon une virgule qui sépare les répliques. De plus, les nombreuses digressions et interventions du narrateur ne facilitent pas la lecture. Et c'est vraiment dommage : le même livre, en plus accessible et débarrassé de quelques scories, serait exceptionnel.

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le 28 avr. 2013

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SanFelice

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