A travers ses mille pages écrites petit, l'une des questions que pose ce livre est, paradoxalement, une question qu'il ne pose pas du tout : l'ouverture d'un auteur à ses lecteurs. Commencé en 1987 par l'Arménienne Mariam Petrosyan à l'âge de 18 ans, terminé plus de dix ans plus tard avant d'être édité en Russie, La Maison... n'était pas, à l'origine, un livre destiné à être publié. On essaie donc, tout au long de cette longue lecture, de s'effacer, de ne pas être là, de se cacher derrière l'un ou l'autre de ces murs fissurés et tagués qui constituent le décor de ce roman-monstre (un qualificatif qu'on pourra lui préférer à celui de roman-monde) pour se faire petit, discret, silencieux, ainsi que nous l'intiment ces mots qui semblent ne pas avoir été écrits pour nous – un « nous » qui tient autant à notre statut de lecteur en général qu'à celui de notre statut de lecteur occidental, pour lequel la traductrice Raphaëlle Pache a dû abattre un boulot tout aussi, sinon plus titanesque que l'auteur, afin de reproduire ces accents chamaniques, ce climat délétère, cette atmosphère de huis-clos étouffant sous les symboles spirituels, les rêves abscons, les colifichets, les gris-gris et autres oreillers de ces enfants qui (dé)construisent cet ouvrage presque trop ambitieux pour son propre bien. La Maison..., c'est d'abord un trip hallucinatoire, un voyage dans le microcosme infernal et désespéré de l'enfance en fuite : des adolescents handicapés, les « rampants », les « roulants », dont les problèmes moteurs ne nous sont jamais glissés qu'à demi-mot, dont la personnalité fluctue au gré des surnoms qu'on leur donne, ces patronymes étranges (Fumeur, Tabaqui, Lord, Sauterelle, Noiraud, Pompée, Loup, Sirène, Crâne, Sphinx...) qui finissent par remplacer leur vrais noms, que tout le monde a oublié, et qui définissent qui ils sont. Leurs chansons, leurs humeurs, leur caractère pourtant toujours insaisissable malgré des grandes lignes tenues pour chacun : la rationalité de Fumeur, le sérieux glacé de Sphinx, le mysticisme de L'Aveugle, l'hyperactivité de Tabaqui. Le défi de ce roman, sans cesse renouvelé, est de garder le fil d'une histoire aux innombrables ramifications et effets de style, qui racontent de façon volontairement cryptique et labyrinthique la vie dans un internat pour enfants handicapés.


Que les rapprochements faits ici et là avec la Guerre des boutons ne vous y trompent pas : bien que partageant quelques points communs avec les récits populaires, La Maison... n'est pas un roman d'enfance amical. Au fil de ses interminables chapitres, le livre vous emporte dans une multiplicité de sous-intrigues qui ne peignent pas vraiment de tableau d'ensemble, changeant de narrateur, de temporalité, de sujet, avec la nonchalance et l'énergie en roue libre des auteurs qui ne se préoccupent pas d'être lus. On comprend qui parle, mais on ne comprend pas pourquoi ; on comprend les mots, mais on n'a pas vraiment de vue d'ensemble. En résulte une lecture fatigante, nécessairement attentive, qui tranche radicalement avec la suprenante trivialité de beaucoup de chapitres, lesquels ne font que suggérer des idées pourtant terribles (meurtres, suicides, maladies) avant, toujours, de s'engouffrer tous feux éteints dans de longs tunnels narratifs dont on peine à saisir le sens et l'importance, et qui peuvent parfois s'étaler sur près de cent pages. Dire que La Maison... est une lecture envoûtante n'est ainsi vrai qu'une partie du temps, l'autre partie étant consacrée à produire un effort de compréhension qui reste souvent sans effet, mais dont on ne peut pour autant s'empêcher. C'est un grand livre cryptique et fatigant, qu'une absence de désir de plaire rend souvent inamical, fastidieux ; c'est aussi simplement un grand livre, car ses instants de grâce tiennent alors dans ses brefs instants de clarté choisie, ses effleurements d'une adolescence qui, lorsqu'elle cesse ponctuellement de se réfugier derrière des expressions souvent trop imagées (un excès tout slave, finalement) pour être abordée de front, à travers des micro-intrigues dont le caractère éphémère ne les rend que plus fragiles et précieuses, devient véritablement porteuse d'émotions, lorsque le lecteur cesse enfin de s'échiner à entrer dans ce monde qui n'est pas le sien pour en avoir un aperçu de l'Extérieur, sans doute beaucoup plus prosaïque mais dont la puissance évocatrice est décuplée du simple fait qu'il comprend, enfin, que ces histoires tragiques d'enfances volées lui appartiennent aussi, que cesse de se dessiner dans sa tête un plan précaire et incohérent de la Maison afin qu'il accède à ce que celle-ci renferme de plus précieux : des gens qui lui ressemblent.

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le 15 août 2016

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Seb C.

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