Il paraissait logique que le premier récit de la Comédie humaine dans sa version dite définitive s’ouvrît sur la description d’une façade. J’aime à me dire que le personnage encore anonyme qui, au début de la nouvelle, contemple la maison à laquelle elle doit son titre puisse figurer le lecteur face à cette Comédie humaine. De son côté, l’éditrice du texte en « Pléiade » attribue le statut liminaire de la Maison du chat-qui-pelote, et l’importance qui en découle, à son caractère biographique caché : Augustine Guillaume est aussi un double de la sœur de Balzac. (Et Mme Guillaume un double de leur mère : pauvre femme… et pauvres enfants !)
Quoi qu’il en soit, cette nouvelle inaugurale joue bien – notamment – sur un des motifs récurrents de l’œuvre balzacienne, celui qu’on pourrait appeler l’alternative d’Achille : choisir entre une longue vie sans flamboyance et une brève existence pleine de passion. En vérité, Augustine ne choisit pas – ou pas en connaissance de cause –, mais après tout Achille non plus…
Bien sûr, ce n’est qu’un aspect des jeux de contrastes qui fondent l’esthétique de Balzac, – ce dont il était, par ailleurs, tout à fait conscient, contrairement à l’idée reçue d’un Balzac épais, produisant de la littérature interprétable presque malgré lui. Contrastes entre aristocratie et bourgeoisie, entre art et commerce, entre homme et femme, entre jeunesse et âge mûr, etc.
Du reste, en-dehors des inévitables descriptions, – qui me semblent d’ailleurs avoir été mises là pour assurer au récit un rythme d’ensemble et une structure qui tînt la route au moins autant que pour quelque effet de réel, – la Maison du chat-qui-pelote présente au lecteur de nombreux points communs avec les quatre-vingts et quelque autres organes de la Comédie humaine. Je ne détaille pas trop : j’en garde un peu sous le coude pour leurs éventuelles critiques.


Quelques remarques cependant sur ce texte en particulier, dans lequel, de façon peut-être encore plus manifeste que dans la plupart de ses autres récits, Balzac cherche à démontrer. L’« artiste » y est ainsi présenté comme une espèce à part, ce qui effrite le mur qu’une critique hâtive chercherait à bâtir entre Balzac et le romantisme : « Les artistes gênés sont impitoyables : ils fuient ou se moquent » (p. 75). À part ne signifie pas tendre : « la douceur ou plutôt la mélodie enchanteresse de la voix de cet ange [Augustine] eût attendri des Cannibales, mais non un artiste en proie aux tortures de la vanité blessée » (p. 92), ce qui nuance la figure de victime à laquelle on réduit parfois l’artiste romantique.
D’autre part, il me semble qu’on risque de sous-estimer le personnage de Lebas. Le premier commis, premier personnage humilié – et comment ! – de la Comédie humaine, semble aussi le premier à comprendre en direct le jeu d’argent, de pouvoir et d’amour qui se joue autour de lui. « Il n’y a que le commerce ! Ceux qui se demandent quels plaisirs on y trouve sont des imbéciles », lui dit-on (p. 62) : cette règle qu’il ignorait, il en tire profit. Puis il se retire, avec son maigre gain, lui qui au début de la partie n’avait que son honneur à miser, ayant « accepté la vie comme une entreprise commerciale où il s’agissait de faire, avant tout, honneur à ses affaires » (p. 79). Pas moins, mais pas plus. Il ne sera plus qu’un observateur – comme Balzac lui-même ?
Enfin, et c’est souvent le cas dans les démonstrations abouties, vient un moment où le texte produit l’impression d’un inéluctable, irrémédiable et total gâchis. Augustine abandonnée, Théodore de Sommervieux dans les bras de la peinture, les parents Guillaume observant la suite du relais après avoir transmis le témoin, Virginie et Lebas comme bouturés l’un à l’autre pour une union qui ne connaîtra plus le moins soubresaut : les personnages sont passés hors du récit.
Aucun n’est directement responsable du gâchis, tous indirectement coupables. Le père et la mère Guillaume ? Un couple qui fait ce qu’il sait faire de mieux : du commerce, et qui veut le meilleur pour sa descendance : un commerce florissant. (Mais « jeté à mille lieues du commerce, sur la mer des sentiments, et sans boussole, il [le père Guillaume] flotta irrésolu devant un événement si original, se disait-il », p. 63). Virginie ? Une fille qui suit les conseils de ses parents, et que seule sa laideur protège des illusions. Théodore ? Un aristocrate éduqué comme tel, jeune homme qu’appelle ailleurs, plus haut, sa quête d’absolu, et qui n’aura même pas la consolation des bras d’une autre. (Soit dit en passant, le personnage de Sommervieux, sans doute le plus coupable parmi ces innocents, bat en brèche l’idée du machisme présumé de Balzac, au moins dans la Maison du chat-qui pelote.)
Augustine, enfin ? La malheureuse « avait reçu du hasard une âme assez élevée pour sentir le vide de cette existence » de drapiers (p. 51). Mais une fois mariée, « au sein de ce bonheur, elle […] ne pensa point à prendre les manières, l’instruction, le ton du monde dans lequel elle devait vivre » (p. 73). Comble de cruauté, elle a naturellement assez d’esprit pour s’apercevoir de son malheur, assez bon cœur pour en souffrir : « Une lueur fatale lui fit entrevoir les défauts de contact qui, par suite des mesquineries de son éducation, empêchaient l’union complète de son âme avec celle de Théodore : elle eut assez d’amour pour l’absoudre et pour se condamner » (p. 77).


Le coup de force de Balzac, arrivé dans sa nouvelle à ce niveau de dévastation, c’est de relancer la machine, en introduisant celle qui est probablement le personnage le plus réussi, quoique loin d’être le plus présent, « artificieuse duchesse […] trop avide d’hommages pour ne pas avoir le cœur sans pitié » (p. 87), et qui pourtant, elle aussi, a raté son coup. Elle non plus, n’est directement responsable de rien, elle aussi est indirectement coupable. Seulement, la duchesse de Carigliano enseigne à Augustine un axiome balzacien qui concourt à la cruauté de leurs sorts de femmes : « nos tyrans ont l’amour-propre de vouloir que leurs esclaves soient toujours gaies » (p. 88). Mais elle est une « sirène » (p. 85, c’est Augustine qui la désigne ainsi) : sachant charmer, elle survivra.
S’il faut conclure sur la modernité balzacienne, on citera une parole du père Guillaume à sa fille : « tu épouseras ton Sommervieux, puisque tu le veux ; permis à toi de risquer ton capital de bonheur » (p. 71). Puis on tapera – entre guillemets – capital de bonheur ou capital bonheur sur un moteur de recherches.

Alcofribas
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le 23 janv. 2020

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