Quelle forme doit prendre l’écriture pour parler du passé, de sa famille, de ceux que l’on a connus mais qui n’ont pas tout dit, qui sont restés secrets et humbles ? La question est difficile, surtout quand on est romancière et que l’on a pour habitude d’écrire des fictions. Peut-être n’y a-t-il pas de réponse. Ou bien faut-il se lancer sans se demander quel sera l’effet produit. Les étourneaux en plein vol n’ont pas conscience de la beauté de leur mouvement. Ils volent. Nathacha Appanah va donc se lancer, elle-aussi, écrire sur ses ancêtres coolies qui ont quitté l’Inde pour aller travailler sur l’Île Maurice à la fin du XIXe siècle. La traversée a duré sept semaines. À leur arrivée, on leur donne un numéro. 358444, 358445, 358448. Terrible déshumanisation. Un couple et un enfant. Des trous dans la suite de nombres laissent toujours imaginer le pire. Quitter sa terre pour devenir un esclave ailleurs s’appelle l’engagisme. Un autre terme pour dire l’esclavage. Remplacer les esclaves noirs dans les champs de canne à sucre après l’abolition de l’esclavage. Un virgule cinq millions d’Indiens qui ont quitté leur pays, leur village, leur famille pour travailler ailleurs, là où on leur faisait croire que de l’or était caché sous les rochers. Encore une histoire de domination. Comment être précis pour raconter ce qu’ils ont vécu ? Que reste-t-il de ce qui s’est transmis oralement ? Évidemment, on peut interroger les parents, les grands-parents mais ils répondent : « c’est vieux tout ça ». Alors, on se fait une idée, on les imagine, on les invente au risque d’en faire une fiction. « Mon esprit les a lavés, ces ancêtres, essuyé leurs visages, coiffé leurs cheveux, habillés de vêtements propres, éloignés des cales de bateaux et de la perspective du labeur quotidien des champs de canne. C’est une image presque proprette. C’est une mémoire délavée. »

C’est avec beaucoup de sensibilité et de pudeur que Nathacha Appanah fait le récit de ses ancêtres sur l’Île Maurice sans jamais cesser de s’interroger sur la façon de restituer leur quotidien. Comment les mots d’aujourd’hui vont-ils exprimer, sans jamais les déformer, les mœurs d’autrefois : l’accouchement d’une femme, la grand-mère, seule, accroupie, sur une toile de jute. Comment raconter la poliomyélite du père soignée par sa mère à l’aide de feuilles de noni écrasées en cataplasme, infusées dans de l’huile chaude et pressées en jus. Parce qu’elle se méfiait de l’hôpital et des médecins. Combien la grand-mère a-t-elle eu d’enfants ? Douze, quinze ? Sept ont survécu. Comment continue-t-on à vivre quand on a perdu cinq enfants ? Comment se lève-t-on tous les matins pour aller travailler jusqu’à la nuit tombée dans les champs ? Quels mots, quelles phrases pour dire cela, pour restituer ce qu’elle fut, pour ne pas se tromper et la saisir dans toute sa complexité et sa richesse ? Quelle bonne distance adopter pour dire ceux qu’on a tellement aimés ?

L’autrice raconte aussi son enfance entre ses grands-parents qui ne savent ni lire ni écrire et des parents instruits et diplômés. Une enfance en équilibre sur un fil entre le passé et le présent, les temps anciens et la modernité, l’ici et l’ailleurs.

Un texte magnifique et vraiment très émouvant qui rend hommage à ces vies de là-bas, dont on sait si peu de choses.


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lireaulit
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le 9 janv. 2024

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