« Lorsque la nuit me libéra, j’étais une chose sans nom, une créature impersonnelle qui ne connaissait pas les concepts de « passé » et « d’avenir ». Plusieurs heures durant, mais peut-être aussi l’espace d’une fraction de seconde, je restai allongé, dans une sorte de torpeur à laquelle succéda un état que je ne saurais plus décrire à l’heure qu’il est. »

« La métamorphose » de Kafka ? Non, les premières phrases de « La neige de Saint Pierre » de Leo Perutz, écrivain praguois comme Kafka ! La coïncidence va plus loin, puisque les deux hommes sont nés à un an d’écart, ont travaillé un temps au même endroit et ont tous deux été employés dans une administration. C’est d’autant plus troublant que ce roman exploite la dualité à merveille. L’ironie de l’Histoire, c’est que Kafka est passé à la postérité, alors que c’est Perutz le spécialiste de l’Histoire. De ses connaissances historiques, Perutz fait toujours un usage étonnant. Comme dans « Le cavalier suédois » peut-être sa meilleure réussite, il les utilise pour donner une consistance à un roman qui sonne très juste, de façon à embarquer le lecteur dans son intrigue.

Le narrateur, un médecin nommé Georg Friedrich Amberg répond à une annonce passée par un propriétaire terrien de Morwede, petit village de Westphalie. Ce propriétaire est le baron von Malchin, un homme qui a semble-t-il des ambitions politiques très arrêtées. A Morwede, Amberg fait la connaissance de l’entourage du baron, sa petite Elsie malade, son fils Federico ainsi qu’un homme et une femme aux fortes personnalités. D’abord un prince Russe exilé, ensuite une femme dont la vue fait sursauter le médecin : Bibiche ! Cette jeune femme au charme envoûtant s’appelle en réalité Kallisto Tsanaris. Une étudiante grecque que le narrateur a côtoyée à Berlin où tous deux travaillaient dans un laboratoire de bactériologie. Le souvenir d’Amberg est que Kallisto le voyait à peine, alors que lui n’avait d’yeux que pour elle. Mais l’amour est aveugle, car ce que dit Kallisto est bien différent. Selon elle, c’est Amberg qui l’ignorait. On imagine facilement qu’Amberg la sentait inaccessible et qu’il est ainsi passé pour indifférent. Détail intéressant, Amberg l’appelle Bibiche non parce qu’il aurait été intime avec elle à Berlin, mais parce que Kallisto se parle à elle-même en s’appelant ainsi.

A Morwede, Amberg découvre une ambiance moyenâgeuse. Surtout, en discutant avec les uns et les autres, il réalise que, selon les sources, les opinions à propos du baron sont très divergentes. Que croire, qui croire ?

Les événements vont se précipiter et troubler complètement la perception qu’Amberg a de la réalité. Il se réveille à l’hôpital d’Osnabrück le 2 mars 1932. Dans son souvenir, il a pris ses fonctions à Morwede le 25 janvier où il aurait passé environ un mois. D’après ses calculs, il serait donc resté inconscient 5 jours. Or, le personnel de l’hôpital affirme qu’il émerge d’un coma de 5 semaines. Il aurait été victime d’un accident à Osnabrück. Si c’est vrai, il n’est jamais allé à Morwede ! Ce point qui fait douter Amberg n’est que le premier d’une liste impressionnante.

Que penser des souvenirs du docteur Amberg à Morwede ? Et qu’est-ce que la neige de Saint Pierre du titre ? Un roman captivant, bien écrit et dont la construction impressionne. Très belle galerie de personnages. Parmi les nombreux thèmes abordés : la foi, la manipulation politique (paru en 1933, le livre a été interdit par le régime Nazi), l’amour et l’investigation scientifique. Un style dont l’apparente simplicité recèle une belle richesse.
Electron
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le 14 nov. 2013

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