Livre ou pas, en 2023, Goncourt pour Jaenada

Chronique vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=xtrVexgt_ZY


De quoi ça parle ? Dedans, Philippe Jaenada va enquêter sur le meurtre qu’a commis Pauline Dubuisson dans les années 50, en retraçant tout son parcours, et même sa généalogie. C’est une jeune étudiante en médecine qui va tuer son ex-petit ami après une dispute — on ne sait si c’est un accident, le coup part alors qu’elle le menace de se suicider et qu’il saute sur elle pour l’en empêcher.


Ce que j’en ai pensé : J’ai adoré, comme toujours avec Jaenada. Je l’avais découvert il y a deux ans avec Au printemps des monstres, j’ai lu cette année La serpe, dont j’avais pas pu faire de chronique parce que j’étais en pleine rédaction de mon roman. En fait ce que j’aime par-dessus tout avec Jaenada, c’est qu’il prend le temps. Il installe le cadre, on sent qu’il y a de la méticulosité comme un travail de chercheur, (d’ailleurs ça y ressemble, puisqu’on voit la bibliographie à la fin, qu’il va beaucoup dans les archives, qu’il épluche les sources, les comptes-rendus de l’époque). Et pourtant, je ne qualifierais pas son texte d’enquête ou de non-fiction, c’est du pur roman, parce qu’il parvient à tout relier, à tout tricoter ensemble, à narrer la vie de Pauline Dubuisson, tout en ayant du recul sur sa narration, sur les biais que l’auteur est obligé d’avoir, la déformation professionnelle de vouloir tout rendre romanesque. Il est extrêmement prudent avec ça, quand il ne sait pas, il le dit, quand il se laisse emporter par son imagination, il le dit. Pourtant, il y arrive, quand je le lis, j’ai l’impression d’être devant ces images recolorisées — que les pigments sont tellement bien réimplantés dans l’image qu’on a la sensation d’y être, que c’est très moderne, que ce ne sont pas que des gens en costumes trois-pièces, tailleur gris et bibis, mais des êtres avec les mêmes angoisses existentielles que nous, avec les mêmes pulsions, les mêmes tensions. Qu’en fait, on est encore d’une certaine manière dans les années 50, qu’il n’y a pas eu une cassure nette comme les livres d’histoire donnent le sentiment, que les gens vivaient en noir et blanc — c’est vivant, Pauline Dubuisson, je sais que c’est cliché de dire ça, mais elle revit à travers le texte. Je trouve que la fascination qu’il éprouve pour elle est très touchante, c’est le motif du poète et de la muse, on peut dire.

Un texte féministe

Y a quelque chose de paternel sans être paternaliste, une affection sincère — un miroir peut-être qu’il a vu en elle, ce qui fait qu’il cherche à expliquer les engrenages de l’éducation, de la société qui l’ont amenée vers ce qu’elle a fait — que la société n’a pas totalement les mains propres : en forçant les femmes à n’avoir qu’un seul destin possible, celui de l’épouse dans l’ombre de son mari, et parce que son père lui a fait lire Nietzsche très tôt, qu’il voulait qu’elle soit plus que ça — qu’il lui a donné une vision fausse de l’humanité, de la faiblesse et de la force, l’a endurcie, a créé une carapace dur à percer, mais aussi, l’a empêché de se contenter du peu que les hommes laissaient aux femmes. Que Pauline était une femme née dix ans trop tôt, parce qu’elle aurait été tout à fait adaptée aux changements des années 60, au féminisme, elle l’étudiante en médecine qui ne voulait pas être seulement Madame Bailly, qui aspirait à plus. Surtout, ce que montre Jaenada, c’est comment une justice patriarcale impose des doubles-standards aux femmes — Une d’elle, Yvonne Chevallier, sera acquittée car dévouée et tournée vers un mari fuyant, il la quitte, elle le tue, mais c’est par amour, plaident les avocats, montrant comment elle a été une épouse exemplaire, obsédée par le plaisir du mari — ils vont jusqu’à le diaboliser lui, la victime (ce sont les avocats de l’accusation du procès de Pauline, et là, ce sera l’inverse: un Félix angélique et elle, la ravageuse qui a brisé son destin parfait de médecin et fiancé modèle). Une justice à la carte : pas d’étude de balistique, on met de côté les témoignages trop gentillets, on écarte les témoins qui pourraient nuancer la vision qu’ils cherchent à donner d’elle. Ce qui est dingue aussi, c’est le rôle des médias, comment ils parviennent à créer un personnage, un monstre, à faire monter la mayonnaise, et peut-être bien, à empêcher toute rédemption. Il y a, on peut le dire, un certain acharnement à lui faire baisser la tête, à extraire de la société ce qui est de l’ordre de l’exceptionnel, de l’anormal, mais aussi ce qui dérange — des femmes qui ne sont pas ce que les années 50 voulaient qu’elles soient.


Rédemption impossible ?

Pauline devient la cible parfaite d’une France portée sur les valeurs traditionnelles, mais aussi encore en proie à un passé qu’elle n’assume pas — en effet, son père a collaboré pendant la seconde guerre mondiale et s’est servi d’elle en tant que « facilitatrice », en gros, il l’a poussée alors qu’elle avait quatorze ans dans les bras des Allemands pour avoir des accords commerciaux avec eux. A la libération, Jaenada creuse l’hypothèse qu’elle a été tondue, ce qui aurait accentué ses tendances dépressives. Et donc, après la mort de Félix, on va évidemment creuser ce passé, et l’utiliser pour brosser le portrait de Pauline : celui d’une fille démoniaque, un mal à la racine, une fleur pourrie et irrattrapable. En fait, ça m’a rappelé un peu les cours d’histoire de terminale, sur la mémoire d’après-guerre, comment la France des années 50 s’est construit un passé glorieux de résistance, alors que ce n’était qu’une petite partie, que la majorité était silencieuse, et que la tonte des femmes, c’est une humiliation qui vise à expier les péchés de toute une nation. Pauline, elle a servi un peu à ça — à se laver les mains, à se dédouaner. Le pays aura une fascination assez viscérale pour elle, ce qui fait que même après sa sortie de prison, elle ne pourra jamais retrouver une vie normale.


Un auteur à suivre.

Les livres de Jaenada, c’est souvent la leçon que j’en tire — bon sang, mieux vaut ne jamais commettre de crime, sinon on va creuser chaque sombreur de notre âme, chaque petites et grosses conneries qu’on a faites, il suffit d’être un peu renfrogné devant le concierge ou d’avoir jeté sa serviette hygiénique dans la mauvaise poubelle (ce qui se passe dans le livre, un policier va tirer des généralités psychologisantes de ce tout petit détail — comme quoi c’est une femme qui ne sait pas se tenir) pour qu’on tire de nous une image partiale, mensongère. Jaenada arrive à réhabiliter Pauline, mais encore plus, à nous donner une impression de la connaître, ce qui fait que la fin est vraiment poignante — et j’aime pas ce mot d’habitude qu’on utilise à toutes les sauces dès qu’un auteur fait clamser le moindre chien du héros. Il y a du souffle dans son style, ce qu’on retient, bien sûr, c’est les parenthèses, parfois doubles ou triples, comme un récit qui s’autoconstruit, qui enfle tout seul, anecdote par anecdote, ça fourmille, ça déborde, c’est vivant encore une fois. C’est avec Jaenada que j’ai compris le pouvoir de la digression, consolidé après avec Knausgaard — c’est des constructions sinueuses, gargantuesques, on a l’impression que ça part dans toutes les directions, mais une fois arrivé au point final, tout fait sens.


Je vous le recommande vraiment, ainsi que La serpe et Au printemps des monstres.


YasminaBehagle
10
Écrit par

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le 26 juil. 2023

Critique lue 4 fois

YasminaBehagle

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