J'ai toujours été fasciné par cette capacité qu'a l'écriture, une fois maîtrisée, à mettre des mots sur une sensation qui jusqu'alors nous semblait si diluée dans notre vie, si insignifiante, qu'on en venait presque jusqu'à oublier son existence, pourtant si porteuse de sens, de complexité. Et Delerm, a travers ce si court mais néanmoins très puissant ouvrage qu'est La Première Gorgée de bière parvient à réaliser ce commun, mais pourtant périlleux exercice.
Entre morceaux d'enfance et petites habitudes plus ou moins partagés, ce sont là 90 pages qui permettent, image après image, de se ré-ancrer dans le grand tout que forme la vie. On y retrouvera la quête matinale des viennoiseries, ce plaisir altruiste que l'on offre à ceux qui dorment encore, les sentiments générés par la douce lumière tamisant les conversations feutrées d'une salle de cinéma, forme de spectacle silencieux qui nous effleure brièvement avant que le véritable ne sonne, ou encore ce moment où, s'apprêtant à rentrer chez nous après une visite tardive chez des amis, ces derniers nous proposent de rester pour le repas, et que l'espace d'une soirée l'on devienne progressivement un membre à part entière du foyer, entre le feuilletage amusé d'un livre trônant dans la bibliothèque, l'aide à la préparation du repas, et le chat sur les genoux.
Extrait choisi, Le journal du petit déjeuner :
C'est un luxe paradoxal. Communier avec le monde dans la paix la plus parfaite, dans l'arôme du café. Sur le journal, il y a surtout des horreurs, des guerres, des accidents. Entendre les mêmes informations à la radio, ce serait déjà se précipiter dans le stress des phrases martelées en coups de poing. Avec le journal, c'est tout le contraire. On le déploie tant bien que mal sur la table de la cuisine, entre le grille-pain et le beurrier. On enregistre vaguement la violence du siècle, mais elle sent la confiture de groseilles, le chocolat, le pain grillé.