Par son style et sa construction classiques, on pourrait aisément s'arrêter sur la surface du récit pour n'y voir qu'une histoire rondement narrée, parfois amusante, mais somme toute ordinaire. Ce n'est qu'au fil des pages que l'on comprend que dès le départ le terrain était miné et prétexte pour que Kundera, en philosophe de contrebande, défasse ses marottes et signe une critique au nihilisme totale, dont on ressort non sans malaise.


Kundera ne livre pas de charge frontale et ne démontre rien. Subtilement il tourne en ridicule, il dépouille, il montre le caractère aléatoire et relatif de toute chose.
La poésie en fera longuement les frais. Elle est dépeinte comme un artifice, une prétentieuse déformation de la réalité qui entend même se substituer au réel. La technique du vers est égratignée par Kundera : la rime donne par sa musicalité un aspect définitif et universel à ce qu'elle énonce - bien qu'un sens opposé eût été tout aussi valable. La poésie a aussi cette propension naturelle à l'idéalisme, dont elle sera victime puisque la Police en viendra jusqu'à l'instrumentaliser. Mais là où on l'on devine chez Kundera une certaine délectation, c'est dans la déconstruction méthodique de la "figure du poète". Déjà il s'amuse du prestige exclusif du qualificatif - poète - qui n'est décerné que par cooptation. Et puis surtout c'est l'image du poète romantique et révolté à la Lord Byron lui est parfaitement risible, et dont il n'aura cesse de tourner en dérision la bohème et la grandiloquence. Les déclamations ampoulés, les affects portés au nu, la théâtralité, les fulgurances émotionnelles : la poésie c'est le grotesque de la mise en scène de soi-même.


Au-delà de la poésie et de l'Art, c'est même toute tentative d'exister qui est démoli.
Jaromil dans sa féroce volonté de posséder la rousse en totalité et de lui faire jurer avec emphase amour et fidélité, ne sera pas épargné d'une tromperie des plus standards. Jaromil n'aura cesse de se construira un costume sur-mesure de poète, pour tout en fait palier à son manque de virilité et d'audace. Sa mère qui passa sa vie à le couver pour mieux l'éloigner des autres femmes finira par le perdre tout court, et pour raisons de santé.
Derrière chacun se cache un Tartufe enclin à se surestimer, se donner de grands airs et principes pour se grandir soi-même, mais qui ne sont que la façade de l’hypocrisie et la petitesse. Ainsi Jaromil rêve de la vendeuse mais perdra finalement son pucelage avec sa collègue qu'il ne désire pas, tout simplement parce qu'elle l'a abordé et qu'il s'est laissé conduire par son audace. Ou bien encore quand il déclame sur l'Amour total au vieux poète, alors qu'il n'est en fait que mu par la frustration de sa médiocrité envers la cinéaste. Ou bien encore lorsqu'il choisira de dénoncer le frère de la rousse, parce qu'elle ne lui avait pas consenti l'amour à la mort. En quête permanente du suffrage de ses contemporains, soif de respectabilité, Jaromil n'en demeure pas moins un individu pétri de contradictions, dont les principes de circonstance tombent facilement et ne dévoilent sous son vrai jour le plus ridicule.


La distance entre l'auteur et son personnage est très subtile, savamment dosée, de sorte que l'on s'identifie avec Jaromil et ses états d'âme banalement humains. Car l'intention de Kundera n'était pas de dépeindre un individu lâche et risible tel un bouc-émissaire ; mais de montrer le grotesque qu'il y a en chacun de nous.


Qui plus est, Jaromil réfléchi sincèrement à sa propre condition, et cherchera par tous les moyens à échapper à l'écueil courant du poète, hors du temps et coupé du monde dans sa tour d'ivoire. Il se rêve à l'avant-garde d'une société aux lendemains qui chantent, en conséquence il cherchera par tous les moyens à réconcilier son art avec la politique. Il affirmera même avoir renié le peintre pour cette raison. Mais enfin de compte sa tentative de faire entrer son art dans le monde sera tout autant une supercherie. Et l'ironie est totale lorsque Jaromil scande, courroucé et satisfait, "la vie est ailleurs" puisque ces mots lui vaudront directement la mort.


Mais c'est ici que Kundera déploie le cynisme le plus absolu, car si la vie n'est pas ailleurs, où est-elle ?
Ce n'est pas simplement Jaromil en marionnette du destin qui est ridicule, c'est la quête de la vie et du sens qui est aussi vaine que ridicule. Comme un sol qui sous dérobe sous ses propre pas et quelque soit la direction, comme un labyrinthe sans issue, la vie n'est jamais où l'on entreprend de la trouver. Vouloir donner un sens à sa vie, chercher à être quelqu'un d'autre que soi, et même tout simplement chercher à être quelqu'un : c'est voué à un échec qui n'aura d'autres traductions que celles de l'illusion, du déni, et en fin de compte, de la farce.

dikiz
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le 27 févr. 2018

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