Lire à la suite les deux versions du dernier roman de Lawrence offre une expérience peu banale tant les deux œuvres tiennent parfaitement toute seule. Il ne s'agit en rien d'un brouillon et de sa refonte, mais bien d'une réécriture totale (en gardant une trame identique) comme un peintre qui referait une toile en changeant la place de son chevalet. L’impression générale est qu’arrivé au bout de son oeuvre - elle même une version amplifiée d’une novella écrite l’année d’avant - le romancier avait compris ce qu’il ne savait qu’imperceptiblement en la commençant. Et voilà que malgré l’épuisement et la lassitude, DH remet tout en chantier, sentant obscurément que ce roman-là pourrait bien être son chant du cygne.


Œuvre testamentaire, certes, qui tente de couler dans le moule narratif ce qui taraude depuis toujours Lawrence : la place du sexe dans l’équilibre de la vie humaine, son rapport, et son apport, au domaine spirituel. Mais aussi, en lien avec ces réflexions, la tournure saumâtre que l’Industrialisation effrénée est en train de provoquer sur la vie de ses contemporains. Seulement Lawrence n’a pas pour habitude ou pour credo de faire des romans à thèse, ce qui lui importe c’est d’utiliser la fiction pour serrer au plus près non ce qu’il sait mais ce qu’il sent, tel un médium. D’où peut-être cet animal étrange à trois tête qui nait de sa plume inquiète, comme autant de variations sur un même thème : comment naître à soi-même par le biais de la relation charnelle.


Et le comment, c’est dans la deuxième version qu’il est le plus fort, le plus époustouflant, le plus renversant. Car en reprenant ses personnages pour la troisième version, en modifiant totalement le caractère (et le nom, et l’origine sociale) du garde-chasse, on sent que Lawrence flirte un peu avec l’idée de rendre plus crédible une aventure à ce point là éloignée des critères de bienséances de son époque. Oh, pas qu’il édulcore ni ne polisse son propos, mais il y a comme une odeur de « conformité psychologique » qui pointe. Alors que la rencontre entre Lady Chatterley et l’homme des bois (le titre français n’est pas si mal trouvé, mais très différent de l’original John Thomas and Lady Jane, qui ne correspond pas au nom des héros mais au surnom qu’ils donnent à leurs organes génitaux) ne peut en aucun cas reposer sur une autre attirance que sexuelle. Mellors est l’homme qui fait jouir Constance, l’homme entre les bras de qui elle trouve une plénitude sensuelle qui la submerge, et c’est de là que va se construire brique à brique une relation plus complexe et plus complète, comme par un renversement des valeurs que personne ne voulait entendre à la sortie du livre (interdit en Angleterre jusqu’en 1960).


Evidemment, passer tant de temps à décortiquer le message d’un livre qu’on vient de dire éminemment romanesque peut paraître paradoxal, mais c’est en le lisant qu’on voit toute la force de Lawrence : ses idées débordent de partout, mais il est comme un chien de berger en pleine montagne : il les rappellent, leur mordille le mollet, les ramène au centre. Il sait qu’elles ne sont que la moelle à transmettre, mais qu’un roman est un être total, fait également de chair et de sang, de situations, de personnages, de sentiments. Et à ce jeu là, le bougre est imbattable lorsqu’il s’agit de faire sentir, de raconter, d’effleurer. L’éveil de Constance se fait pas à pas, non par des mots mais par circonvolution, involutions, et explosion. Il ne peut se comprendre sans un rapport à chaque arbre, chaque fleur, chaque chemin de la forêt qu’elle parcourt en tous sens pour aller de son mari à son amant (et dans ce détail comme dans tant d’autres on sent l’énorme influence que devait avoir Thomas Hardy sur le romancier). L’écriture de Lawrence est obsessionnelle et itérative, et c’est aussi pour ça qu’il est tellement tentant d’enchainer les deux versions du roman : on est pris dans un mouvement en spirale qui part de la Société pour plonger au coeur de l’être humain, et le vertige qui en résulte et de ceux qui tout à la fois tue et vivifie. Une petite mort, en somme.

Chaiev
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le 2 sept. 2018

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