Chère petite Émilie de Fontaine, dans tous les sens du mot chère… Personnage intéressant, comme tous ceux qui voient leurs principes ébranlés par la réalité. C’est d’ailleurs le cas – la définition ? – de la plupart des personnages principaux chez Balzac. Il y a ceux qui finissant par accommoder leurs principes à la réalité et qui, tant bien que mal, triomphent, et ceux qui n’en sont pas capables (1). Mlle de Fontaine se trouve dans un entre-deux, revenant trop tard de ses erreurs (2).
Quelques mots sur l’intrigue : Émilie de Fontaine, aristocrate de haute volée, entend bien n’épouser qu’un pair de France. En outre, l’heureux élu doit obéir à un certain nombre de critères physiques qui feraient passer le plus chipoteur des gourmets pour un carcajou. Le mystérieux (3) jeune homme qui paraît lors d’un bal respecte tous ses critères esthétiques et moraux. L’idylle commence, mais un obstacle de taille subsiste : les propos évasifs du cavalier quant à sa naissance. Une fortuite et terrible découverte rendra Émilie malade : le si beau Maximilien vend du tissu – horreur, un roturier ! D’où rupture.
L’héroïne apprendra les honorables raisons qui ont poussé Maximilien de Longueville à devenir Maximilien Longueville, et voudra réparer la rupture. Mais trop tard : il voulait être aimé pour lui, pas pour son nom. Il part en voyage avec sa sœur. Elle se marie avec son vieil oncle de Kergarouët. (C’est peut-être ce que Balzac entend dans l’avant-propos de la Comédie humaine quand il dit « regard[er] la Famille et non l’Individu comme le véritable élément social ».) Fin du massacre.


Comme dans les nouvelles du XVIIe siècle, les personnages sont mus par leur amour-propre. Et comme les nouvellistes du XVIIe siècle, Balzac – il sait le faire ! – en dit beaucoup en peu de mots, puis se fait volontiers moraliste : « Leurs yeux se rencontrèrent et se lancèrent deux regards implacables. Chacun d’eux espéra qu’il blessait cruellement le cœur qu’il aimait. […] La vanité n’a-t-elle pas un souffle qui dessèche tout ? » (p. 157).
Pour Balzac on le voit, la vie est un combat permanent – et vae victis. Cette idée semble lui plaire, à moi moins. Mais il faut reconnaître qu’elle est un surpuissant moteur romanesque, dans la mesure où les combattants utilisent des armes et des techniques suffisamment variées pour que les engagements soient serrés, c’est-à-présentent de l’intérêt, à plus forte raison quand le hasard s’en mêle.
Émilie a ses armes : sa beauté, sa naissance, une façon de lire les individus, son exigence peut-être. Défauts dans sa cuirasse : son éducation d’enfant gâtée et cet individualisme outrancier qui fait attendre la moitié du récit pour qu’« elle commen[ce] à concevoir les rapports sociaux » (p. 147) !
Du reste, cet affrontement généralisé donne un peu plus de relief à ces figures paternelles qui se tiennent comme hors de la mêlée, maintenant autour d’eux une sorte de zone de cessez-le-feu : on pense ici à M. de Fontaine mais aussi à l’oncle de Kergarouët, ailleurs à Goriot ou à Guillaume. (Que le premier nommé soit accaparé par des soucis de restauration amène d’autres questions.) Or, chez ces pères, la bonté n’implique pas toujours la faiblesse.
Car si Émilie la « sirène » (p. 148) est « une jeune fille dont un seul regard ranimait l’amour dans un cœur froid » (p. 116), son père est le seul à mettre devant ses responsabilités : « Va, ma fille, mon aveu est acquis à celui que tu me présenteras pour gendre ; mais si tu devenais malheureuse, songe que tu n’auras pas le droit d’accuser ton père » (p. 129). Soit dit en passant, le père Guillaume de la Maison du chat-qui-pelote aurait pu tenir ces propos ; la mère Guillaume, elle, n’est pas sans rapport avec Mme de Fontaine.
Car on ne saurait accabler sous tous les reproches celle qui finalement « donna des fêtes splendides pour s’étourdir ; mais elle trouva sans doute le néant au fond de ce tourbillon » (p. 163). Quand quelqu’un est gâté – au sens premier du terme –, c’est bien par quelque chose : en l’occurrence, « l’influence exercée sur Émilie par sa funeste éducation tua deux fois son bonheur naissant, et lui fit manquer son existence » (p. 162). Et si elle est capricieuse, elle n’est pas insensible : lors d’une conversation avec Maximilien, « elle avait un secret sentiment de la bassesse des mots suivants qu’elle ajouta : “Êtes-vous noble ?” / Quand ces dernières paroles furent prononcées, elle aurait voulu être au fond d’un lac » (p. 152). Elle ne finira pas au fond d’un lac – c’est peut-être à cela que tient le réalisme de Balzac.
Sa mauvaise éducation la rapproche d’Augustine dans la Maison du chat-qui-pelote. Il me semble pourtant que son échec tient encore à autre chose encore : notre héroïne n’est pas instinctive jusqu’au bout. Après que Maximilien a dit à Émilie : « pourquoi me demander si je suis noble ? », Balzac, en styliste averti – si, si ! –, ajoute : « “Parlerait-il ainsi s’il ne l’était pas ?” s’écria une voix intérieure qu’Émilie crut sortie du fond de son cœur. » (p. 153). Aussi massive qu’elle soit, la Comédie humaine autorise des micro-lectures : relever cette marque de subjectivité (« crut sortie »), c’est noter qu’Émilie ne se connaît pas assez. Or, les personnages triomphants de Balzac sont ceux qui se connaissent eux-mêmes – caractère et valeur.
Dans la présentation de la nouvelle en « Pléiade », l’éditrice explique que le bal qui donne son titre à la nouvelle « est surtout un lieu de rencontre symbolique entre le passé et l’avenir, c’est l’“intéressante mêlée” de l’aristocratie et du peuple, de ceux qui regardent et de ceux qui bougent, de ceux qui viennent des manoirs où l’on conserve, et de ceux qui viennent des champs et de bureaux et des boutiques où l’on acquiert, de la classe finissante et de la classe ascendante » (p. 97-98). C’est vrai, mais on pourrait en dire autant de toute la Comédie humaine, qui eût aussi bien pu s’intituler « Le Bal ».


(1) Il y a encore ceux – des monstres ? en tout cas Vautrin, par exemple… – qui, parvenant à accommoder la réalité à leurs principes, dirigent.
(2) C’est aussi un thème récurrent de la Comédie humaine : les amours désynchronisées. « Peut-être avaient-ils tous deux laissé passer le moment où les âmes peuvent se comprendre », dans la Maison du chat-qui-pelote (p. 78). Il y a un peu partout chez Balzac des personnages qui se ratent à plusieurs reprises.
(3) Comme Théodore de Sommervieux au début de la Maison du chat-qui-pelote

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le 24 janv. 2020

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