Le Chemin
5.9
Le Chemin

livre de Miguel Delibes (1950)

Daniel dit « Le hibou » 11 ans tarde à dormir, sachant qu’il entame sa dernière nuit sous le toit familial, dans son village espagnol. Il s’apprête à aller étudier en ville, parce que son père le fromager en a décidé ainsi. Le hibou réalise alors combien il est attaché à son village (où il a toujours vécu) et à ses habitants, ainsi qu’à une certaine façon de vivre. L’argument peut laisser perplexe, pourtant le style limpide convainc rapidement. Extrait significatif (Chap. 3) « Le hibou aimait sentir sur lui la quiétude sereine et immobile de la vallée, contempler l’agencement des prés, divisés en parcelles, et saupoudrés de fermes dispersées. Et de temps en temps, les taches sombres et épaisses des bois de châtaigniers, ou le ton clair et mat des bouquets d’eucalyptus. Au loin, de toutes parts, les montagnes qui, suivant la saison et le temps, voyaient se modifier leur composition, passant d’une étrange légèreté végétale à une densité solide, minérale et plombée les jours où il faisait sombre. »


Daniel a deux amis, Roque « Le bouseux » et German « Le teigneux ». Le teigneux parce qu’il a de la teigne en plaques sur le crâne. Comme les oiseaux sous leurs ailes a-t-il un jour expliqué au hibou. German, le fils du cordonnier est un spécialiste en oiseaux. Quant à Roque, c’est le gros bras du groupe. Quand les trois vont à une fête, Roque incite German à regarder le garçon le plus fort du village voisin dans les yeux pour le provoquer. Infailliblement, German a droit à une monumentale gifle qui l’envoie au sol. C’est le moment que Roque attend pour intervenir !


Au village, chacun est désigné par son surnom, reflet de sa position, de son rôle dans une petite société où tous se connaissent. Les tares de certains les désignent parfois. « Et alors ? Il n’y a pas de visage sans verrue » commente l’auteur (Chap. 3). Il y a notamment don José le curé qui était un saint homme comme Delibes s’amuse à répéter à chaque fois qu’il le cite. Le père de Roque, Paco le forgeron a perdu sa femme en couches. Sara la grande sœur de Roque éduque le garçon à la dure. Quino le manchot a du mal à se trouver une femme. Côté féminin, trois sœurs (du nom de Guigne) revêches et pipelettes restent également seules. Les faits et gestes des uns et des autres sont observés attentivement, ils alimentent les ragots. Bien qu’audacieuse, la petite Guigne en fera les frais. Sa grande sœur exercera son autorité, car « La grande Guigne était un épouvantail et une vipère » (Chap. 5). Cela n’empêche pas celle-ci de penser à se marier quand l’occasion se présente. Le hibou, le teigneux et le bouseux se montreront de malins entremetteurs à cette occasion…


Les histoires d’amour sont celles qui marquent, même les plus jeunes. Ainsi, un jour où, avec ses copains, le hibou est allé cueillir des pommes dans le jardin privé de l’américain (un homme ayant fait fortune là-bas), les garçons sont surpris par sa fille, la Mica (environ 10 ans de plus que Daniel…) qui le met dans un état qui inspire à l’auteur les plus belles phrases de ce roman (chap. 13) « Si la Mica s’absentait du village, aux yeux de Daniel, la vallée s’assombrissait et il lui semblait que le ciel et la terre devenaient stériles et effrayants. Mais quand elle revenait, toutes les choses prenaient un autre aspect et une autre couleur ; les meuglements des vaches devenaient plus doux et plus rythmés, le vert des prés plus excitant, et même le chant des merles dans les haies prenait une sonorité plus nuancée et plus cristalline. Il se produisait alors comme une prodigieuse renaissance de la vallée, une exacerbation totale de ses possibilités, de ses parfums, de ses couleurs et de ses bruits particuliers. En un mot, c’était comme si, pour la vallée, il n’y avait dans le monde d’autre soleil que les yeux de Mica et d’autre brise que le vent de ses paroles. » Pourtant, c’est la Mariuca-uca qui colle à Daniel, celui-ci ne voyant que ses taches de rousseur disgracieuses.


Autant dire que Miguel Delibes sait parler de ce monde qu’il aime. A noter que ce roman date de 1950, période où la dictature franquiste exerçait une censure impitoyable. Certains romanciers ont malgré tout produit une littérature de qualité, placée sous le signe du « Réalisme social » qui permettait à des auteurs comme Delibes d’exprimer leur talent malgré la contrainte (retour à des valeurs conservatrices). A noter que Miguel Delibes s’est arrangé pour évoquer cette censure en décrivant comment un petit ciné-club est établi dans le village (sous l’autorité du curé, qui y voit un moyen de ramener certaines de ses ouailles à des activités irréprochables, au lieu de batifoler dans les sous-bois à certains moments…) La suite montre les conséquences inattendues de cette initiative.


Miguel Delibes a continué d’écrire après la fin de la dictature franquiste. Ce roman est considéré comme un grand classique de la littérature espagnole. Son aspect poétique est effectivement intemporel.

Electron
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le 3 nov. 2014

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