[N.B.1: J'ai lu et achevé ce livre il y a de cela quelques mois. Le contenu est bien entendu assez technique et complexe, et je ne suis pas physicien. Mes souvenirs de ce livre vont donc en s'effaçant doucement mais sûrement, et je souhaitais en conserver la substantifique moelle pour moi-même et pour plus tard à travers cette critique]

[N.B.2: pour un exposé des thèses de la mécanique quantique, telles qu'elles ont émergé au début du XXe siècle, je renvois aux excellentes vidéos sur le sujet de la chaîne youtube Science étonnante: c'est de loin la meilleure vulgarisation que j'ai pu trouver en Français sur le sujet]
[https://www.youtube.com/watch?v=Rj3jTw2DxXQ]1
[https://www.youtube.com/watch?v=5R6k2mEacZo]2https://www.youtube.com/watch?v=zPolTp0ddRg]3

Il y a eu, pour reprendre un vocabulaire Kuhnien, deux grandes révolutions dans l'histoire de la physique.

La première a lieu pendant les XVIe et XVIIe siècles, partant grosso modo de Galilée avec la loi de la chute des corps et le principe inertiel, s'achevant grosso modo avec Newton et l'énoncé de la loi de l'attraction universelle en 1687 dans son ouvrage Principes mathématiques de la philosophie naturelle. Cette première révolution porte donc sur le monde "macroscopique" classique, et tourne autour de la force gravitaire. Le meilleur historien des sciences que je connaisse sur cette période est Alexandre Koyré, en particulier avec son magistral Du monde clos à l'univers infini (1957), qui a parfaitement analysé le passage, par soubresauts, du modèle aristotélicien / ptoléméen, clos et centré sur notre planète, alors soutenu par l’Église, au modèle newtonien, prenant ses bases sur un système héliocentrique et à l'espace mathématique potentiellement infini.

La 2e révolution a lieu au tournant du XXe siècle et a cette fois-ci deux pendants, l'un macroscopique et l'autre microscopique. Ce qui est assez frappant (tout de même), c'est qu'un seul et même homme a été (certes à des degrés divers, mais tout de même) au fondement de ces deux ruptures épistémologiques, je parle bien entendu d'Albert Einstein (dont la réputation de génie ultime n'est pas usurpée, on le comprend encore mieux en lisant ce livre...). En effet, Albert Einstein n'est pas seulement à l'origine en 1905 de la découverte de la relativité restreinte, qui débouchera un peu plus tard sur la théorie de la relativité générale (développée entre 1907 et 1915), et qui pose, rien de moins, qu'un nouveau cadre conceptuel pour aborder la loi de la gravitation! Mais en 1905, dans un autre article, Einstein émettait l'idée d'une nature corpusculaire de la lumière, rentrant par là de plein pied dans ce qu'on qualifiera de révolution quantique, cette fois-ci dans le monde de "l'infiniment petit", bref, dans le domaine de "l'inobservable" (tout du moins de manière direct).

Mais si la révolution relativiste est quasi-entièrement due à Einstein et "sortait un peu de nulle part" au moment de son énoncé (rien ne laissait vraiment présager par avance cette découverte, aux résultats totalement contre-intuitifs - même si bien sûr elle se rattache par certains aspects aux résultats de l'électromagnétisme de Maxwell et aux débats du XIXe siècle sur la nature de l'éther), il en va moins de même pour la révolution quantique qui fut, dans ses grandes largeurs, un travail résolument collectif, ayant impliqué de très nombreux chercheurs, pour la plupart européens parmi les principaux contributeurs.

Ainsi, entre 1900 (découverte par Max Planck du caractère quantifié, à l'échelle microscopique, des échanges énergétiques - c.a.d. par paquets d'énergie et non de façon continue, ce qui donne à cette révolution son nom de quantique - et de la constante qui porte son nom) et 1927 (énonciation du principe d'incertitude par Heisenberg et tenue du 5e congrès Solvay au cours duquel Einstein, avec ses positions "réalistes" est "mis en minorité", principalement par Niels Bohr et Heisenberg, et leur "interprétation de Copenhague" - sur laquelle nous allons revenir), c'est toute la vision de l'infiniment petit qui se voit totalement bouleversée (pour résumer simplement la rupture que cela a représenté, dans les années 1900, certains physiciens doutaient encore de l'existence des atomes...).

Le livre de Manjit Kumar se focalise ainsi essentiellement sur cette période essentielle 1900-1927 ; il se contente ensuite simplement, dans ses tous derniers chapitres, de dérouler les avancées les plus récentes sur le débat Bohr-Einstein vis-à-vis de l'interprétation de Copenhague. Il s'agit donc totalement d'un livre d'épistémologie '"historique", qui ne cherche pas à nous ouvrir aux avancées les plus récentes du domaine, mais bien à retracer les grandes étapes et à nous faire découvrir les acteurs et les lieux de cette révolution quantique. L'ensemble n'est donc pas avare de détails biographiques sur les principaux protagonistes de cette aventure (Planck, Einstein, Bohr, Eiseinberg, Schrodinger et tant d'autres) et nous fait revivre de façon extrêmement vivante les débats de l'époque et le contexte des principales percées scientifiques. On apprécie également l'effort fait sur la contextualisation de ces découvertes: on apprend ainsi que la révolution quantique découle quasi-directement des recherches sur "le corps noir" initiée en Allemagne à partir d'un questionnement...sur la meilleure façon de produire des ampoules (un peu comme la révolution relativiste elle-même prenait sa source dans un questionnement sur la meilleure façon de coordonner les horloges dans les gares!); l'auteur s'attarde également sur les relations personnelles, les amitiés et concurrences en chercheurs, mais aussi entre "places-fortes" de la recherche fondamentale d'alors (Copenhague, Gottingen, Berlin, Munich, Cambridge) et montre bien l'impact direct qu'ont pu avoir les événements dramatiques de la première moitié du XXe siècle sur le monde scientifique (comment par exemple les chercheurs allemands sont littéralement black-listés au sortir de la WWI, ou encore comment la politique anti-juifs des nazis a littéralement décimé la recherche allemande sur le quanta, sans parler de l'opération Manhattan qui s'appuie directement sur les recherches issues de la révolution quantique...). L'auteur montre ainsi de façon brillante qu'on ne saurait parler, en particulier à l'époque, de recherche "hors-sol".

Sur le plan purement épistémologique, j'ai été particulièrement intéressé par toute la réflexion qu'ouvre l'ouvrage sur la notion d' "opérationnalisme", conception due en premier lieu à Ernst Mach (physicien du XIXe siècle), qui met en avant l'importance fondamentale des instruments de mesure et d'observation dans l'établissement (et éventuellement la critique) de la théorie physique. Ainsi, la relativité restreinte repose en très grande partie sur une réflexion critique sur l'usage des méthodes de mesure du temps pour établir une simultanéité ; de même, la question prend une importance tout aussi (voire plus) considérable en physique quantique où l'observation, par définition, ne peut (surtout à l'époque) qu'être indirecte, à travers des systèmes expérimentaux et des appareils de mesure. Plus grave encore, la question devient d'autant plus brûlante à partir du moment où l'on comprend que la mesure, à ces échelles microscopiques, perturbe nécessairement ce qu'elle cherche à observer, laissant une part d'incertitude fondamentale à toute observation dans le domaine (c'est en tout cas ce que j'ai retenu du principe d'incertitude, même si la nature de cette "loi" et ses fondements physiques demeurent assez obscurs après la lecture de ce livre - mais ne le sont-ils pas encore actuellement pour les chercheurs eux-mêmes???).

On en arrive à la question de "l'interprétation de Copenhague" qui occupe la dernière partie du livre; en effet, partant de ce constat d'une dépendance totale aux dispositifs expérimentaux en physique quantique et de la dimension perturbative de l'observation dans le domaine (mise en avant notamment dans l'expérience "de la double fente", qui permet alternativement de mettre en évidence la dimension à la fois ondulatoire et corpusculaire des objets quantiques selon les conditions expérimentales), un courant de pensée est allé jusqu'à émettre l'hypothèse selon laquelle...l'observation serait constitutive de la réalité-même de l'objet quantique observé, qui, avant cela, était dans un état d'indéterminisme fondamental (la fameuse expérience du chat "à la fois mort et vivant" de Schrodinger résume l'idée à la base de cette hypothèse). Poussée à son paroxysme, cette conception pose même la question, dans une situation où il n'y a pas de dispositif expérimental d'observation pour "forcer" un objet quantique à choisir entre ses différents états, de ce qui permettrait aux objets quantiques d'aboutir à des objets / états déterminés à l'échelle macroscopique. Et ainsi, cette conception serait à l'origine-même de théories comme celles des mondes parallèles et autres univers multiples, dans la mesure où chaque passage de l'indéterminisme au déterminisme serait potentiellement générateur d'un univers complet et à part entière...

Cette conception "de Copenhague" est cependant tellement contre-intuitive (voire apparemment tirée par les cheveux sur bien des points), qu'on peut se demander exactement dans quelle mesure ses partisans dans les années 20 la soutenaient véritablement jusque dans ses extrémités les plus poussées...Et on entre là dans des débats tellement pointus que le pauvre non-physicien ne saurait évidemment pas trancher de lui-même, ni même véritablement se faire véritablement une opinion sur un débat dont bien des tenants et des aboutissants lui échappent. Car l'interprétation de Copenhague suppose effectivement d'abandonner la conception "réaliste" classique selon laquelle l'activité du physicien vient mettre en évidence une réalité sous-jacente pleine et entière qui existait déjà par elle-même de tous temps ; on peut également résumer ce débat à la façon d'envisager la nature "probabiliste" de la mécanique quantique: car, dans un cas, on pourrait imaginer que cette dimension ne soit que temporaire (en fait, plutôt qu'en droit), en attendant de nouvelles percées scientifiques, tandis que, dans l'autre cas, on affirme que ce probabilisme est en droit, car constitutif de la réalité elle-même (préparer alors ses cachets contre le vertige épistémologique carabiné que cela induit!).

Ce débat s'est continué après 1927, Einstein, en particulier, n'acceptant jamais l'interprétation de Copenhague et proposant en 1935 son célèbre paradoxe EPR pour tenter de prouver l'existence de "variables cachées" dans la mécanique quantique; s'appuyant sur la notion d'intrication quantique (quand deux particules sont "liées" l'une à l'autre dans leurs états superposés), le paradoxe EPR montre que l'interprétation canonique de la mécanique quantique supposerait une interaction entre les deux particules pouvant aller plus vite que la vitesse de la lumière. Le problème cependant, c'est qu'il a pu être démontré (à travers la violation de l' "inégalité de Bell" théorisée dans les années 60 puis prouvée expérimentalement en 1982 par le physicien français Alain Aspect et son équipe)...que Einstein avait tort. Soit l'hypothèse de Copenhague est vraie (ce qui serait perturbant), soit il faut désormais aller découvrir des "variables cachées non-locales" (c'est-à-dire agissant en un espace étendu et non en un seul endroit). Une théorie souvent évoquée en la matière est celle des "ondes-pilotes" de De Broglie (modèle où des corpuscules "surfent" sur des ondes, synthèse assez instinctive de la dualité onde-corpuscule qui est au fondement de la mécanique quantique), proposée dans les années 1910-1920 mais jamais considérée comme sérieuse à l'époque. Affaire à suivre (avec intérêt)...si seulement de nouvelles percées sont faites de mon vivant! :-////

[N.B.3 : désormais, c'est la "théorie des champs" (cf. par exemple le champ et le boson de Higgs qui ont beaucoup fait parler d'eux dernièrement) qui tient la corde sur ces questions, cette théorie fournissant en particulier les fondements pour expliquer sur des bases physiques plus claires le mystère de la dualité onde-corpuscule. Fin de la parenthèse]

Je peux tout de même faire quelques critiques à l'ouvrage: celui-ci est en certains passages parfois un peu laborieux dans ses développements, l'écriture n'est pas toujours au top (et n'est aidée en rien par une traduction en français que l'on sent souvent peu inspirée; a priori, ils ont plutôt embauché un traducteur de formation scientifique qu'un grand littérateur); surtout, j'ai trouvé que l'auteur se perdait parfois dans des développements sur la vie privée de ses protagonistes parfois bien éloignés des problématiques de physique qui constituent le cœur de l'ouvrage...Cela est d'autant plus dommage qu'on aurait souhaité en plusieurs endroits que l'auteur passe (parfois beaucoup) plus de temps sur certains concepts, certaines expériences qui ne coulent pas de source pour quelqu'un n'ayant pas fait des études supérieures en physique...J'ai été à plusieurs reprises obligé de me reporter à du contenu extérieur pour approfondir certains aspects centraux qui seraient restés assez flous si je m'étais limité au seul livre.

Ce ne sont cependant que des critiques de détail qui ne doivent pas vous empêcher de vous procurer ce livre extrêmement intéressant, si vous êtes comme moi intéressés par l'épistémologie, et si vous voulez vous initier à une branche tout de même ardue de la physique moderne.

Tibulle85
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le 23 févr. 2019

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