Le Cycle de la Brume : quand jeunesse rime avec genèse

En 1993, soit huit ans avant L’Ombre du vent, le premier succès littéraire de Carlos Ruiz Zafón, paraissait Le Prince de la Brume, premier tome d’une trilogie – Le Cycle de la Brume – que viendront compléter en 94 Le Palais de Minuit suivi, un an plus tard, des Lumières de Septembre. Cette série ayant pour héros des adolescents, il semblait logique de la destiner à un public ciblé, celui de la "littérature de jeunesse", bien que l’auteur lui-même assure que si ces romans correspondent au genre de lectures dont il aurait été friand lorsqu’il avait quinze ans, il entend bien viser un lectorat plus vaste.


A la suite d’interminables querelles juridiques, les trois livres ne furent traduits et publiés à l’étranger qu’après que Zafón eut acquis une renommée internationale grâce aux premiers récits du Cimetière des livres oubliés, à savoir L’Ombre du vent et Le Jeu de l’Ange. Mais que peuvent attendre de ces premières œuvres de jeunesse les lecteurs séduits par l’univers complexe, foisonnant, baroque et si prenant des livres ultérieurs ? N’étant pas d’habitude attirée par la littérature pour jeune public dont la qualité stylistique me semble, peut-être à tort, souvent laisser à désirer, j’ai malgré tout tenté l’aventure et au terme de ma lecture il m’a semblé intéressant de comparer certains aspects des deux trilogies. Cette modeste analyse n’aura donc pas pour seul objet Le Palais de Minuit et j’espère que ceux qui attendaient un avis sur ce seul roman ne m’en tiendront pas rigueur.


Notons tout d’abord que les trois récits du Cycle de la Brume peuvent se lire indépendamment : leur action de situe dans des cadres spatio-temporels distincts (un petit village sur la côte anglaise en 1943 pour Le Prince de la Brume, un orphelinat de la ville noire de Calcutta en 1932 pour Le Palais de Minuit, un manoir normand en 1937 pour Les Lumières de Septembre) et met en scène des personnages sans aucun lien entre eux. On retrouve cependant des éléments similaires qui assurent la cohérence de la trilogie, mais aussi, hélas, finissent par donner aux différentes histoires un caractère prévisible : le jeune âge des principaux protagonistes, entraînés bien malgré eux dans une aventure périlleuse et fantastique qui les fera mûrir, une présence maléfique qui se manifeste sous l’aspect d’une brume protéiforme, qu'animent la haine et le désir de vengeance. Les trois récits reprennent des thèmes assez classiques dans la littérature de jeunesse : l’amitié (voire l’amour), la solidarité, le dépassement de soi. Les éléments surnaturels se situent véritablement au cœur de l’action alors que dans les romans qui vont suivre, ils ne seront souvent qu’une composante parmi d’autres d’une intrigue complexe et foisonnante. Quant au style, il est assurément plus (trop ?) simple, plus direct mais également nettement moins poétique que celui de la trilogie des Livres oubliés.


Le Prince de la Brume m’a laissé une impression mitigée : l’intrigue (une famille anglaise, fuyant les bombardements, se réfugie dans une maison sur la côte dans laquelle surviennent des manifestations inquiétantes liées à un pacte diabolique) tient plus ou moins la route mais le manque d’approfondissement psychologique des personnages m’a déçue, de même que l’accumulation hétéroclite et parfois un peu cliché d’éléments surnaturels : on retrouve ainsi pêle-mêle la maison hantée, le chat ensorcelé, l’horloge dont les aiguilles tournent à l’envers, l’entité malfaisante dans une vieille armoire, les statues animées, éléments dont certains ne seront par ailleurs pas vraiment exploités dans le roman. Evitant ces écueils, les deux romans suivants me sont apparus plus riches, plus cohérents, leur intrigue mieux maîtrisée et plus développée. Si dans Le Prince de la Brume, les lieux fantastiques apparaissaient souvent comme le simple décor des événements, ils deviennent dans les récits suivants des personnages à part entière. Qu’il s’agisse de la carcasse lugubre d’une ancienne gare du Palais de minuit, flippante à souhait, dans laquelle bien des années plus tôt s’est joué un effroyable drame, ou de l’immense demeure sinistre aux couloirs labyrinthiques peuplés d’automates inquiétants et autres créatures démoniaques des Lumières de Septembre , ces lieux ont une existence propre : grandioses, démesurés, cauchemardesques, ils sont le reflet des âmes tourmentées qui les ont conçus et désormais les hantent, créatures démoniaques désireuses d’emporter les vivants dans leur enfer. Malgré la répétition du même canevas, Zafón parvient à construire des intrigues au suspense efficace : si le lecteur se rend compte qu’un personnage devra payer de sa vie le prix du salut de ses compagnons, reste à savoir qui sera ainsi sacrifié. J'ai passé un bon moment à la lecture des deux derniers romans de la trilogie, bâtis l’un comme l’autre sur le thème du double maléfique, explorant la frontière ténue entre le Bien et le Mal, l’Ombre et la Lumière. Ma préférence, totalement subjective, va au Palais de minuit, pour son évocation des rues de Calcutta, l'impitoyable cité de Kali noyée de misère autant que de mystère, au sein de laquelle une confrérie secrète œuvre à la destruction d'un être infernal tapi dans le dédale d’un monde parallèle adossé à la réalité ordinaire, comme le sera plus tard la Barcelone à la fois fantasmée et en même temps si pleinement, si tragiquement réelle de L’Ombre du Vent.


Au final, Carlos Ruiz Zafón m’a semblé s’être attelé dans ses œuvres "de jeunesse" à construire petit à petit l’univers onirique, baroque, kaléidoscopique si caractéristique de ses romans ultérieurs. Même si ces récits m’ont paru un peu légers lorsqu’on les compare à la vertigineuse complexité de ceux qui vont suivre, ils me semblent de nature à pouvoir séduire un public d’adolescents, ceux-là même qui d’ailleurs, ont pour beaucoup apprécié L’Ombre du Vent et autres romans en principe destinés aux adultes. La preuve peut-être qu’au-delà des étiquettes et des cloisonnements stériles, il n’existe au fond qu’une seule littérature, celle qui étonne, transporte et émeut.

No_Hell
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le 18 mai 2018

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No_Hell

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