1835. Je pense avoir lu suffisamment de romans de La Comédie Humaine pour pouvoir tempérer quelque peu un jugement que j'ai vu revenir souvent, à savoir que Balzac serait une sorte d'équivalent de Karl Marx, dans le domaine du roman. Car Balzac m'apparaît finalement moins comme le romancier de la lutte DES classes, que comme celui de la lutte DE LA classe sociale ; celle de la classe bourgeoise, bien sûr. Le prolétariat ne l'intéresse pas (40 romans lus pour l'instant, il n'apparaît pas une seule fois) ; mais la bourgeoisie le fascine ; c'est son monde, son UNIVERS, qu'il décrit, explore, décortique, ce sont ses mœurs, qui le révulsent mais qui le passionnent, qu'il dévoile sans ambage. Il y a aussi que, si, certes, bien sûr, il est bien conscient du rôle économique joué par la bourgeoisie, c'est cependant une autre dimension qu'il privilégie, ou du moins qu'il saisit avec un génie absolu : la bourgeoisie est aussi la classe du DROIT. Je pense ici au merveilleux "Le Contrat de mariage" : encore une fois : pas de lutte DES classes ici, la bourgeoisie est seule en scène ; mais Balzac montre avec une maestria hallucinante, jusque dans les moindres détails, avec une vision d'ensemble d'une précision acérée, ce que cela fait, concrètement, que d'être la "classe du droit". Enfin, toujours dans cet univers-cosmos de la classe bourgeoise : les récits se situent surtout dans la première partie du XIXème siècle, plus précisément entre 1815 et 1830 ; alors la toile de fond historique semble être comme la superposition de deux calques : l'Empire napoléonien, et la Restauration. C'est l'intrication de ces deux mondes, et des deux sortes de bourgeois qu'ils ont créé, que Balzac met et remet en scène : le Colonel Chabert, Montriveau, Goriot, et tant d'autres, sont des rebuts de l'ère napoléonienne, non certes dénués de défauts (ils restent des bourgeois), mais en décalage complet avec la nouvelle sorte de bourgeois qui peuple désormais Paris, maintenant que les Bourbons sont revenus.
Enfin, chez Balzac, on trouve une place importante accordée au mysticisme, via notamment trois titres phares : "Louis Lambert", "La Recherche de l'absolu", "Séraphita" ; la figure chapeautante est Swedenborg. Le conflit entre la quête spirituelle et la sécheresse du monde bourgeois, ses intrigues, son absence de valeur, son inhumanité, n'est pas vraiment mis en scène dans un seul roman (en tout cas pas dans ce que j'ai lu pour l'instant), ce sont plutôt comme deux thèmes qui naviguent côte à côte ; néanmoins, leur existence annonce Dostoïevski : celui-ci mettra bien scène ce conflit là. Et d'ailleurs (et c'est qui en fait m'y a fait directement penser) : les scènes paroxystiques du Père Goriot sont carrément pré-dostoïevskiennes : par leur construction (longue séquence où les coups de théâtre spectaculaires se multiplient à un rythme effréné), leur atmosphère irrespirable, le choc qu'elles provoquent, l'hystérie, le déchirement des êtres humains... (Dostoïevski, il me semble, avait lu toute La Comédie Humaine, et a commencé sa carrière littéraire en traduisant "Eugénie Grandet").
Achevé le 15 avril 2024.