Gilles de Rais : un nom associé dans la mémoire collective aux crimes les plus barbares et les plus odieux, ceux qui sont perpétrés à l’encontre d’enfants innocents. La plupart d’entre nous estimeront sans doute que de telles atrocités n’ont pu être commises que par un être particulièrement monstrueux que nous pressentons comme radicalement différent de nous. Mais est-ce si sûr ? Et si, au fond, la bestialité, le sadisme, la sauvagerie étaient tapis en chacun, comme autant de traits essentiels – bien que refoulés – constitutifs de l’humanité ? Car oui, "le crime est le fait de l’espèce humaine" comme le souligne fort à propos Georges Bataille, qui nous livre dans cet ouvrage extrêmement bien documenté un portrait sans concession mais non sans nuances de l’ogre de Tiffauges.


Depuis des siècles, le personnage fascine, reste à comprendre pour quelles raisons. Ce premier meurtrier en série connu de l’Histoire s’est transformé au fil des siècles en une figure mythique dont l’histoire s’est amalgamée à la légende de Barbe-Bleue. Certains, comme Voltaire qui entendait faire de Gilles de Rais un martyr de l’Inquisition, ont douté de l’étendue de ses crimes, sans fonder véritablement leur analyse sur autre chose qu’une intime conviction. Après la lecture des minutes du procès (ou plutôt des procès, puisque Gilles de Rais fut jugé par un tribunal ecclésiastique avant de l’être par un tribunal civil) et des dépositions de plusieurs dizaines de témoins, le doute n’est plus permis quant à l’atrocité des faits perpétrés par le Seigneur de Tiffauges, de Machecoul et de Camptocé. Pendant au moins huit ans, de 1432 à 1440, suivant un canevas identique, Gilles de Rais a violé et assassiné des centaines d’enfants (140 seront recensés lors du procès mais ils furent sans doute bien plus nombreux), pour la plupart des garçons, de la manière la plus abominable qu’on puisse imaginer. Les faits sont atroces, relatés dans les moindres détails, à la limite de supportable : les témoignages ainsi que les aveux des accusés ne nous épargnent rien des enlèvements des victimes – souvent des petits mendiants venus demander l’aumône, des viols suivis de systématiquement de mise à mort ainsi que de la manière dont on se débarrassait des corps.


Mais Georges Bataille ne se contente pas de nous livrer le compte rendu des audiences ainsi que les nombreux témoignages qui, ajoutés aux aveux de l’accusé et de ses complices, ont mené à la condamnation à mort de celui qui fut Maréchal de France, illustre compagnon de Jeanne d’Arc et sauveur d’Orléans. Il veut comprendre ce qui a pu amener ce héros de guerre, puissant seigneur, détenteur de nombreux châteaux et tributaire d’une fortune colossale à sombrer dans le sadisme et la perversité la plus abjecte. Le lecteur n’est certes pas tenu d’adhérer à l’entièreté de son analyse et peut estimer que l’auteur n’a pas réussi à épuiser le sujet, reste que sa tentative de percevoir l’humain derrière le monstre ne manque pas d’intérêt.


Qu’est-ce qui a pu provoquer ce basculement dans l’horreur ? Georges Bataille propose plusieurs pistes dès l’introduction de son essai. Tout d’abord, l’éducation calamiteuse (ou plutôt l’absence d’éducation) qu’à la mort de ses parents, lui a prodiguée son grand-père Jean de Craon, être cruel et sans scrupules, prêt à toutes les ignominies pour accroitre sa fortune. Un homme qui encourage Gilles dans ses penchants les plus pervers, penchants qui selon Bataille, ne sont d'ailleurs pas propres au personnage car "nous ne pouvons nier la monstruosité de l'enfance". Le contexte social et culturel ensuite : le XVe siècle est une époque sanguinaire, celle de la guerre de Cent Ans, qui a sans doute permis à ce jeune homme à la nature violente de développer son penchant pour la cruauté. Une époque où pour la noblesse, la guerre est avant tout un jeu dans lequel la vie humaine compte peu. Et que dire du prix qu’on accordait à celle de ces petits mendiants qui venaient quémander l’aumône aux portes de l’un des châteaux de ce grand seigneur qui à son apogée, possédait la deuxième fortune de France ? Bataille relève d’ailleurs que si Gilles de Rais n’avait pas commis l’erreur d’entrer en armes dans une église et de s’attaquer à un prélat, frère d’un noble avec qui il avait un différend, il n’aurait probablement pas été inquiété pour ses crimes, malgré les rumeurs de plus en plus insistantes. Ce qui nous amène à parler d’un trait de caractère dominant chez Gilles de Rais : son absence totale de calcul, voire sa naïveté qui lui fera commettre les plus grandes imprudences. Hautain, imbu de sa personne, il est persuadé que jamais rien ni personne ne pourra sérieusement se mettre en travers de son chemin : c’est ainsi qu’il va foncer tête baissée vers une fin inéluctable. Ecarté de la cour suite à des jeux politiques après la disgrâce de son cousin Georges de La Trémoille, il dilapide sa fortune pour satisfaire son goût pour l’ostentation et une soif de paraître qui ne le quittera pas même dans la mort. Criblé d dettes, contraint de vendre ses biens l'un après l'autre, il se tournera vers l’alchimie pour tenter désespérément de recouvrer sa fortune. Lors de son procès, il avouera en outre avoir cherché depuis de nombreuses années à faire commerce avec le diable, en lui offrant notamment en sacrifice des parties du corps de ses petites victimes.


Si l’on en croit Georges Bataille, la trajectoire sanglante de Gilles de Rais serait le résultat d’une double tragédie : celle d’une noblesse encore souvent archaïque perdant peu à peu de son importance en cette fin de Moyen Âge qui voit le déclin de la féodalité. Celle plus personnelle d’un homme fait pour la guerre et rendu à une vie civile à laquelle il ne s’adapte pas, ce qui va déclencher une série de comportements de plus en plus pervers et sanglants qui vont le mener à sa perte.


Il est certain que la lecture que propose Bataille est orientée par la vision subjective qu’il se fait du Moyen Âge, même tardif : il ne fait guère de doute à ses yeux que les chevaliers des XIVe ou XVe siècles étaient avant tout "de grands seigneurs aimant la guerre", dont l’attitude "différait peu de celle des Berserkir germains de l’antiquité, rêvant d’épouvante et de tueries." Le Moyen Âge qu’il nous propose reste bien une époque obscure et barbare, que l’amour courtois n’a modifiée qu’en surface et dont Gilles de Rais serait le fruit.


En définitive, sans chercher le moins du monde à excuser celui qui est à n’en pas douter un des pires criminels de l’histoire, Bataille s'applique à rendre compte de la part de monstruosité tapie dans les tréfonds de l’âme humaine, âme dont Gilles de Rais étale au grand jour la dualité. Car si les hommes sont capables de s’élever et d’échapper à la barbarie, notamment en édifiant des civilisations brillantes, ils peuvent également se livrer aux pires excès de bestialité, liant en particulier le plaisir, la mort et la transgression des interdits. Ce lien entre érotisme et mort est d’ailleurs au cœur de l’œuvre de Bataille, ce qui explique sans doute son intérêt pour ce personnage à la fois terrifiant et fascinant. Si ce dernier provoque attirance et répulsion, c’est peut-être parce qu’il est le miroir de cette part maudite de nous-mêmes, qu’il personnifie cet attrait pour le mal contre lequel l’être humain doit lutter sans cesse. Au fond, Gilles de Rais demeure une énigme; ce qui est certain, c’est qu'il n’a pas fini de faire rêver ni de livrer tous ses secrets.

No_Hell
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le 6 sept. 2017

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