Le Tiers-instruit de Michel Serres


Pendant la deuxième guerre mondiale, lors de la bataille du Pacifique, un navire de guerre américain est attaqué par l'ennemi. Il s'échoue sur une île inconnue ; l'équipage survivant est accueilli par les habitants de cette île dont la civilisation est restée proche de l'état de nature. Les rescapés, pour ne pas s'ennuyer, apprennent à leurs hôtes à jouer au football. Quelque temps après, un porte-avions américain revient chercher les survivants qui retournent se battre jusqu'à la fin de la guerre. Parmi eux, certains décident de retourner sur cette île où ils avaient connu le bonheur. Après la joie des retrouvailles, ils sont invités à assister à un match de football.


1 La rencontre oppose l'équipe de l'Est à celle de l'Ouest, deux villes de l'île. Superbe,
dramatique, élégante, elle s'achève sur le résultat de trois buts à un, au bout de quatre-vingt-dix
minutes. Les matelots se lèvent alors pour quitter le spectacle et rentrer dormir. C'était le soir. Mais
non, mais non, clame le foule, qui les fait rasseoir, ce n'est pas fini.


5 La partie reprend de plus belle et, sous des torches vives, se prolonge la nuit. Le temps passe
et les anciens matelots ne comprennent plus : exténués, hors de souffle, les joueurs tombent les uns
après les autres, jambes dévorées de crampes. Mais, têtue, la rencontre continue. Chaque équipe
marque et, vers les petites heures de l'aube, on en est à huit à sept. Cela devient ennuyeux.


                 Tout à coup, la population se lève, agite bras et mains, hurle sa joie, tout prend fin : le but de

10 l'égalisation vient d'être tiré à bout portant par un avant qu'on porte en triomphe autour du terrain.
Chacun crie : huit à huit, huit à huit, huit à huit ! Ensommeillés, abasourdis, incapables de saisir
clairement l'événement, les matelots regagnent en hâte leurs cases pour se coucher.


                Quelques heures après, les palabres vont leur train. Stratégie, tournois, résultats, on reprend
les conversations d'autrefois. Et peu à peu la vérité se fait jour.

15 Les naturels 1 jouaient au même jeu que naguère, avec des équipes comprenant le même
nombre d'hommes sur des terrains de même forme, mais ils avaient changé une règle, une seule
petite règle.


   - Une partie s'achève quand une équipe gagne et que l'autre perd, et seulement dans ce cas-là !
disent les marins. Il faut un vainqueur et un vaincu.

20 - Non, non, prétendent les insulaires 2.


   - Comment départager alors vos équipes ? demandent les matelots.
- Que signifie ce mot dans votre dialecte ?
- Une différence de but.
- Nous ne comprenons pas vos idées. Quand vous découpez une galette selon le nombre de ceux

25 qui sont assis autour du four, ne la partagez-vous pas ?…


   - Certes.
- … et chacun en mange une partie, n'est-ce pas ?
- Sûrement.
- Cette galette, avez-vous jamais l'idée de la départager ?

30 - Cela ne voudrait rien dire, protestent les marins à leur tour, bâbordais résolument ou tribordais 3 de
toujours.


   - Mais si, comme au football. Quelqu'un la mangera tout entière et les autres ne mangeront rien, si
vous la départagez.
Les visages pâles, interloqués, se taisent.

35 - Pourquoi les équipes se départageraient-elles ?


  - …
- Nous ne comprenons pas cela qui n'est ni juste ni humain, puisque l'une l'emporte sur l'autre.
Alors nous jouons le temps du jeu que vous nous avez appris. Si à la fin le résultat se trouve nul, la
partie s'achève sur le vrai partage.

40 - …


  - Sinon les deux équipes, comme vous le dites, sont départagées, chose injuste et barbare. A quoi
bon humilier des vaincus si l'on veut passer, comme vous, pour civilisé ?

[…]


             Dans les vents qui les ramenaient vers leur ville et leur famille, parmi le balancement
régulier des hamacs, en équilibre doux dans le berceau de la houle, les matelots songeaient à cette

45 terre singulière, île nulle ou tierce 4, absente des cartes marines. Ils palabraient, couchés, les mains
sous la nuque :


  - Dis, la dernière guerre, nous l'avons gagnée, n'est-ce pas ?
- Certes.
- A Hiroshima ?

50 - …


  - Gagnée, vraiment ?

Michel SERRES, Le Tiers-Instruit, 1991.


1 Les naturels : les habitants de l'île.


2 les insulaires : les habitants de l'île.


3 bâbordais : homme d'équipage trvaillant sur la partie gauche du navire.


Tribordais : homme d'équipage trvaillant sur la partie droite du navire.


L'expression signifie que les marins sont attachés à l'ordre des choses ; ils n'apprécient pas ce qui remet en cause leurs habitudes.


4 tierce : inconnue.


Cet extrait insiste sur la nécessité de partage entre les hommes : la compétition est affaire d'injustice, car elle départage les hommes en deux camps,les gagnants et les vaincus.Pour les autochtones, c'est inique car il y a d'un côté les humiliés et de l'autre les dominants!Le vrai partage c'est que les deux parties(ici les deux équipes) soient gagnantes toutes les deux: le fait de vouloir être ex eaquo, le fait de partager un moment de jeu, implique le "vrai" partage.Plus d'exclus, plus d'inférieur, seulement une rencontre...


Très beau livre sur la tolérance et la compréhension de l'autre.

buljfb
10
Écrit par

Créée

le 13 mai 2016

Critique lue 967 fois

buljfb

Écrit par

Critique lue 967 fois

D'autres avis sur Le Tiers-Instruit

Le Tiers-Instruit
buljfb
10

Un choc des cultures

Le Tiers-instruit de Michel Serres Pendant la deuxième guerre mondiale, lors de la bataille du Pacifique, un navire de guerre américain est attaqué par l'ennemi. Il s'échoue sur une île inconnue ;...

le 13 mai 2016