On laisse, du moins pour un temps, la médiocrité bourgeoise de la branche Rougon de La Curée, on descend à la branche prolétaire des Macquart jointe à celle des Quenu, mais on reste dans la médiocrité sauf qu'elle est ici saveur prolétariat, on reste toujours à Paris, on remplace Haussmann par Victor Baltard. Car oui, c'est une plongée dans les Halles de Paris que nous propose Emile Zola dans ce troisième volet des Rougon-Macquart, surnommé à juste titre le "Ventre de Paris".


"Le Ventre de Paris" est plus qu'un décor, qu'un cadre; c'est un personnage à part entière. Un personnage qui semble vivant, décrit dans le plus minuscule détail ; aucune flaque d'eau sali dégouttant des marchandises n'est occultée. Les viandes, les poissons, les légumes, les fruits, les fromages, aucun étal ne manque d'être minutieusement décrit. C'est une symphonie visuelle et même olfactive de tous les instants. C'est la surabondance, et personne mieux que Zola ne sait la conter, sans fin de nourritures, jusqu'au dégoût. C'est un endroit géant, mais en même temps renfermé, un monde à part, où les senteurs viciées étouffent celui qui sera le malheureux protagoniste de l'histoire, mais aussi le lecteur. Senteurs viciées qui n'émanent pas uniquement de cette overdose de nourritures, mais aussi de celle de la très grande majorité des gens qui y vivent...


Florent, type incroyablement malchanceux, a été condamné à tort au bagne, en Guyane, étant pris, à cause d'un malheureux concours de circonstances, pour un républicain anarchiste sanguinaire. Il parvient à s'évader et à rejoindre la capitale. Il atterrit aux Halles, où travaille son petit frère, Quenu, qui est le propriétaire d'une boucherie prospère avec sa femme, Lisa. D'abord bien accueilli par ses proches, il ne va pas tarder par sa maigreur, dans un monde où règnent sans partage les gras, à inspirer les soupçons de la faune du lieu, composée notamment de commères. Sans parler, qu'il va avoir la déplorable idée d'intégrer un groupuscule politique contre l'Empire, entièrement inspiré par de bons sentiments et aveuglé par une grande naïveté (et il faut le dire carrément, parce qu'il est un peu con !). Ce qui fait que le "Ventre de Paris" ne va faire que le broyer plus vite et plus impitoyablement...


Et encore une fois, Zola, en nous plongeant dans un monde bien particulier et bien déterminé, réussit une description puissante et sombre de l'être humain. Peu de figures positives ici, des caractères extrêmement bien décrits, dont, pour n'en citer qu'un, d'une pléthore, on retiendra notamment Mademoiselle Saget, vieille fille qui ne vit, qui ne respire que pour espionner les autres, que pour tout savoir, et propager des commérages, manipuler à sa guise en les répandant telle une peste ; une figure zolienne aussi mémorable que détestable.


On ajoutera à cela un rebondissement inattendu qui ne fera qu'ajouter dans la noirceur, une métaphore intéressante sur les gras et sur les maigres, et je me dis qu'Emile Zola est vraiment et définitivement un de mes auteurs favoris. Une petite citation pour conclure, car pourquoi ne pas partager directement le talent immense de cet écrivain exceptionnel.



La faim s'était réveillée, intolérable, atroce. Ses membres dormaient;
il ne sentait en lui que son estomac, tordu, tenaillé comme par un fer
rouge. L'odeur fraîche des légumes dans lesquels il était enfoncé,
cette senteur pénétrante des carottes, le troublait jusqu'à
l'évanouissement. Il appuyait de toutes ses forces sa poitrine contre
ce lit profond de nourriture, pour se serrer l'estomac, pour
l'empêcher de crier. Et, derrière, les neuf autres tombereaux, avec
leurs montagnes de choux, leurs montagnes de pois, leurs entassements
d'artichauts, de salades, de cèleris, de poireaux, semblaient rouler
lentement sur lui et vouloir l'ensevelir, dans l'agonie de sa faim,
sous un éboulement de mangeaille.


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le 18 janv. 2018

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Plume231

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