C'est ainsi qu' Armand Lanoux, écrivain du début du XXème siècle et grand connaisseur de la littérature réaliste et naturaliste, définit le roman Le Ventre de Paris d'Emile Zola, troisième de sa série "Les Rougon-Macquart" : "Brueghel", car on y retrouve le thème de l'éternel affrontement des "Gras et des Maigres", associé à l'artiste hollandais, qui en avait fait un de ses thèmes fétiches, et "chez Baltard", car l'action du roman se concentre quasi-exclusivement dans les nouvelles Halles de Paris, construitent sous le second empire par l'architecte éponyme.
Cette expression résume selon moi de façon claire les deux dynamiques de ce livre, qui sont évidemment deux arguments en faveur de sa lecture.


Tout d'abord, les Halles. Il s'agit du sujet, du cœur, de la substance du roman. Dès l'ouverture de ce-dernier, où l'on assiste à l'arrivée très matinale des vendeurs de légumes et de leur marchandise dans Paris, on sent d'emblée tout le talent et l'ambition réaliste de Zola. De manière très précise et documenté,comme à son habitude, il nous décrit les décors, les véhicules, les objets et surtout les personnages qui y évoluent. Au fur et à mesure du récit, on découvre les différents pavillons des halles, leur rôle, leur fonctionnement, le personnel qui y travaille ainsi que les quartiers et boutiques avoisinants. Mais dans ce roman, Zola nous montre surtout l'amoncellement de nourritures, de couleurs et d'odeurs, qui faisaient des Halles de Paris un endroit à l'atmosphère si particulière, grouillante, foisonnante et terrible. Car ici on nous montre de manière très crue, les pestilences, les pourritures, générées par les halles si bien qu'on s'y sent souvent suffoqué, perdre pied (mais comme il faut un petit bémol tout de même, on peut reprocher à Zola des descriptions parfois trop longues, détaillées, mais heureusement rares, qui listent pendant plusieurs dizaines de listes des espèces de poissons ou des variétés de fleurs...) Zola entend ainsi faire des Halles un personnage à part entière, un écosystème formant un grand tout, un microcosme, qui, dépassant une simple vision documentaire, devient un véritable élément mythologique, vivant. Cette vision nous est indiqué dès le titre et Zola, au moyen de descriptions métaphoriques présentes tout au long du roman, fait effectivement des Halles un organe vital de Paris, qui semble battre d'un même mouvement. La présence physique des pavillons de fonte (à l'architecture très moderne à l'époque) devient ainsi un élément impressionnant pour le personnage principal, Florent, qui les découvre en même temps que le lecteur, et qui seront décrit tantôt comme une présence réconfortante, tantôt comme une menace sourde.


Florent est par ailleurs le cœur de l'autre grand intérêt de ce roman, son intrigue. Car le personnage est un évadé du bagne de Cayenne, où il est resté pendant 7 longues années, déporté par erreur après le coup d'état de Napoléon III, en 1851. Nouveau dans la société des Halles, le jeune homme, maigre, pauvre sera recueillit par son frère, Quenu, charcutier empatté et bien installé. Mais Florent ne se sentira jamais à l'aise au milieu de cette compagnie de boutiquiers et de marchands bien portants,


et finira par en être expulsé, dénoncé pour ses idées contestataire et revolutionnaire : il est progressivement digéré par ces Halles, qui finissent par le recracher, comme pris d'une indigestion...


Encore une fois, à travers le destin de ce personnage, c'est de la société des Halles dont Zola nous parle. Il nous montre les mesquineries, les commérages, les hypocrisies sans scrupules du personnel des Halles. Mais au delà des seules Halles, c'est de la société entière dont Zola nous parle, où les Gras, soutiens de l'empereur, en bons bourgeois, satisfaits stigmatisent et maltraitent les Maigres, comme Florent, pauvres et miséreux, qu'ils exploitent et affament. On reconnait là tout l'engagement politique de Zola, qu'il exploite à travers un symbolisme fort.


Par ailleurs, la fiction est si bien ficelée, qu'elle arrive à nous surprendre,


surtout lors de l'épisode de la préfecture, où l'on se rend compte de l'hypocrisie extrème des marchands des Halles, qui ont tous dénoncé le pauvre Florent


et nous permet de nous attacher à plusieurs personnages, Florent bien évidemment ou bien Quenu, ce charcutier naïf et pacifique.


Pour finir, je dois avouer que si j'ai ouvert ce roman, c'est avant tout pour retrouver un personnage : Claude. Le peintre révolutionnaire mais fauché est le personnage principal d'un autre roman de Zola : L’œuvre, que j'avais personnellement adoré, malgré une lecture scolaire, forcement contraignante. J'ai donc eu un réel plaisir à revoir ce personnage qui a un rôle vraiment intéressant dans ce roman. Il se promène dans les Halles, en artiste flâneur, cherchant les thèmes, les formes, les couleurs qui pourraient l'inspirer, en artiste d'avant-garde (rappelant l’Impressionnisme) à la recherche de sujets vrais, crus (par exemple des choux ou plus étonnant encore, un poumon d'animal éviscéré). En observateur qui se met en retrait de la société, c'est lui qui porte la morale de l'affrontement des Maigres et des Gras, et qui conclut ainsi le roman. Il est l'artiste incarné, incompris, qui peint d'une manière quasi-cathartique, trouant ses toiles quand il n'est pas satisfait, et désintéressé par la politique, car trop cynique vis à vis de la société. C'est pour moi un archétype, un symbole parfait, le plus beaux personnages de Zola, qu'on peut associer par certain côté à l'auteur lui-même, et à ma grande surprise, il est autant intéressant et marquant dans Le Ventre de Paris que dans le roman où il est le personnage principal, qui se passe chronologiquement plus tard.


Vous l'avez compris, Le Ventre de Paris est un pour moi un exploit stylistique et narratif, qui en prenant comme objet d'étude les Halles de Paris, nous plonge dans une étude sociologique et sociétale des plus marquantes en nous dépeignant une fresque impressionnante et saisissante. Zola, maîtrise parfaitement son sujet, et où entraîne là où il veut, de manière progressive. Je vais donc sérieusement pensé à attaquer l’œuvre de cet auteur de manière plus poussée, puisqu'il m'a par deux fois conquis, et relire l'autre roman qui m'a fait le découvrir, L’œuvre, que je recommande tout aussi vivement.

Ulthar
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le 31 oct. 2015

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Ulthar

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