La semaine dernière, j’avais la grippe.


Je ne raconte pas ce petit détail uniquement pour embêter ceux qui m’accusent de trop raconter ma vie en parlant des œuvres, encore que ça serait toujours une bonne raison, mais d’une part, c’est utile pour pouvoir reconstituer au besoin les cinq dernières années de mon existence à travers la lecture de mes critiques les plus bavardes et d’autre part, c’est nécessaire à la compréhension de cette énième relecture de la trilogie la plus célèbre d’Alexandre Dumas.


La semaine dernière, donc, j’avais la grippe.


Je ne sais pas si vous avez souvent la grippe, pour être parfaitement honnête, c’est même un détail qui m’indiffère prodigieusement, mais moi, quand j’ai la grippe, je m’installe une sorte de lit d’appoint dans le salon pour ne contaminer personne et je n’en bouge plus pendant une semaine, me contentant de faire ce pour quoi Nyarlathotep m’a créé il y a déjà quelque temps de cela : dévorer un livre.


Pendant une semaine, entre une mauvaise nuit et une sieste approximative ou entre une sieste approximative et une autre mauvaise nuit, j’arrivais bien à grappiller une quinzaine d’heures pour bouquiner tranquillement en attendant l’entrée en convalescence.
Or, chacun sait qu’en une quinzaine d’heures il est possible, voire souhaitable de lire 900 pages d’un livre de type courant en format de poche.
Il y a deux ans, par exemple, j’étais en plein dans Les Hommes de bonne volonté pour ma dernière grippe, et c’était bien pratique pour s’enfiler ses deux volumes par jour et avancer ainsi pleinement dans le merveilleux salmigondis de Jules Romains.


Cette année, la semaine dernière, donc, pour ceux qui suivent, je n’avais pas de gigantesque cycle en cours et je venais de finir quelques volumes d’une merdasse insignifiante qui n’était aucunement capable d’occuper une âme bien trempée pendant la dégénérescence provisoire du corps qui l’héberge. Je n’avais pas non plus la force de me lancer dans un de ces gros romans de Tolstoï qui me font agréablement de l’œil sur l’étagère en bas à droite avec les autres petits bijoux prévus pour ces prochains mois selon mes humeurs, mais Azathoth merci ! Dumas existe tout particulièrement pour résoudre ce genre de petits désagréments et transformer une semaine de souffrance en félicité suprême que l’on aimerait presque faire durer éternellement nonobstant les coups de poignard qu’un virus vicieux vous transmet dans le crâne à chaque fois que vous avez l’idée saugrenue de bouger d’un millimètre votre arcade sourcilière gauche pourtant réputée indestructible.


Pendant une semaine, je profite sournoisement de la première excuse venue (en l’occurrence, la grippe, je ne sais pas si je vous en ai déjà touché deux mots) pour ignorer superbement l’existence de mes contemporains, réelle ou virtuelle. Plus le temps de lire même distraitement le commentaire stupide qu’un lecteur inepte se sera senti obligé, et on se demande bien pourquoi, de laisser sous une critique prise visiblement au hasard persuadé d’attirer ainsi mon attention et, j’imagine, de susciter chez moi un intérêt que je m’empresse de qualifier de parfaitement hypothétique.


Pendant une semaine, j’oublie l’existence petite, misérable et étriquée de mes congénères recroquevillés autour de leurs gadgets bruyants d’ectoplasmes émasculés et j’ignore une fois de plus leur pathétique intérêt pour les aspects les plus vains de l’existence et les idées les plus lamentables qui soient parvenues à atteindre le cervelet atrophié de ces homoncules désincarnés.


Et c’est pour ça que la semaine dernière, puisque j’avais la grippe, je me suis replongé pour la quinzième ou la vingtième fois dans le livre le plus vivant et le plus humain qui soit : Les Trois Mousquetaires, d’Alexandre Dumas.


En 1838, un jeune homme se voit refuser Le Bonhomme Buvat par un éditeur qui l’envoie à Dumas voir si on pourrait en tirer quelque chose tout de même. Le dramaturge achète le mauvais roman à meilleur prix que l’éditeur, réécrit tout et revend ça sous le nom du Chevalier d’Harmental, faisant au passage la connaissance d’Auguste Maquet, garçon besogneux et méritant, ancien professeur d’Histoire, parfaitement incapable d’écrire un roman convenable, mais merveilleux bâtisseur et préparateur pour assister le maître dans la série de romans grandioses qui donnera à l’un la fortune et à l’autre la postérité.


Après le coup d’essai de Sylvandire, les deux hommes décident d’adapter les Mémoires apocryphes de d’Artagnan par Gatien de Courtilz de Sandras, plumitif du dix-septième coutumier de l’utilisation plus ou moins mercantile de la vie de ses contemporains pour arrondir des fins de mois que certains passages à la Bastille rendaient parfois difficiles.


Et c’est ainsi qu’au petit matin de mars 1844, Le Siècle commença la diffusion d’un roman historique qui allait changer l’histoire de la littérature et 140 ans plus tard la vie d’un petit garçonnet timide sans que l’on sache des deux événements lequel sera finalement le plus important.


Homme de théâtre avant tout, puisqu’il a tout de même lancé le drame romantique un an avant Hernani, Dumas mettra plusieurs années avant de comprendre et d’accepter que c’est dans le roman que son génie prend enfin toute son ampleur et nous retrouvons dans les deux premiers épisodes des aventures d’Athos, D’Artagnan, Porthos, Aramis et leurs quatre merveilleux valets toute la précision chirurgicale d’une construction théâtrale, à chaque fois scindés en deux parties (les ferrets/La Rochelle ou La Fronde/Charles Ier) et reliées par la haine fougueuse d’un méchant d’envergure (Milady, Mordaunt).


A la force brute des personnages principaux, hauts en couleur et merveilleusement composés, Dumas distillera dans ses suites (vingt ans et trente ans après les Mousquetaires, donc), une mélancolie de plus en plus vertigineuse qui permet aux suites de regagner sur la patine des caractères ce qu’elles perdent en fougue et en jeunesse flamboyante.


Le petit garçon de dix ans que ses parents envoyaient prendre l’air l’été au lieu de le laisser bouquiner tranquillement dans une chambre ombragée autrement confortable pourtant que le pommier au fond du verger se rapproche doucement de l’âge de nos quatre compères dans Vingt ans après et se sent même parfois très proche du Gascon vieillissant sous Louis XIV qui se désole de la dégénérescence qui l’entoure et cherche vainement au milieu de ces pommadés décadents le moindre soupçon de réelle humanité, tant les années de jeunesse semblent parfois un de ces moments lointains où la mythologie a pris le dessus, peuplant nos souvenirs de demi-dieux d’airain inadaptés au monde de porcelaine qui s’ouvre alors.


Et pendant ce temps-là, Porthos gonfle jusqu’à des proportions invraisemblables, suivi en cela par Mousqueton pour des raisons impérieuses de couture, ce que la lecture du livre vous expliquera très bien un jour…


Et moi, je suis cloué au lit avec la grippe.


J’admire comme toujours la vivacité miraculeuse des dialogues de Dumas, l’épique charnel des situations plus vraies que nature, le délice sans cesse renouvelé de la découverte d’une histoire que les multiples relectures et adaptations n’épuiseront jamais et je m’enfile en trois jours les deux plus beaux romans de la littérature française pendant que d’autres croient vivre parce qu’ils se contentent d’avaler de temps à autre, quand ils n’oublient pas, une goulée ou deux d’un air médiocre qui ne gagne d’ailleurs pas dans cette opération une plus-value notable.


Et en passant, je me demande pourquoi vous oubliez de lire la suite des romans merveilleux. Je sais bien que j’ai moi-même moins lu Vingt ans après, surtout quand je relisais tous les ans le premier opus dans mes très jeunes années mais bon, à un moment, il me semble logique de lire la suite après le début et j’ai bien dû me faire une belle douzaine de fois les aventures de mes frondeurs préférés et au moins huit fois les débuts de la cour un peu moins palpitante de ce petit merdeux de Roi soleil… Si j’en crois les chiffres du site, il y a 2727 lecteurs des Trois mousquetaires (40 éclaireurs), chiffre qui s’effondre à 393 pour Vingt ans après (11 éclaireurs) et un ridicule 190 lecteurs (2 éclaireurs héroïques seulement) pour Bragelonne. Il y a quelque chose de pourri au royaume de Sens Critique visiblement et pourtant les moyennes des trois livres sont presque équivalentes, peu probable qu’un désintérêt suite aux premiers tomes entraîne une désaffection pareille...


Le problème, comme d’habitude, c’est que plus personne ne bouquine comme Porthos enfile un repas ou Dumas écrit un pavé, debout, en bras de chemise pendant que ses amis festoient autour de lui, lisant parfois tout haut un dialogue dans un rire tonitruant avant de se replonger dans un abattage forcené dont les fruits achèteront des châteaux et des révolutions, recevront les amis par centaines et toujours joyeusement avant de disparaître aussi vite qu’arrivés dans un océan de dettes vigoureuses qu’un trop-plein de générosité explique plus facilement que le manque de labeur…


Et non, plus personne ne lit à une époque de petitesse terrifiante qui préfère utiliser autrement le temps qu’il qualifie de libre avec un aveuglement qui prêterait à rire s’il n’était aussi triste.
Ainsi, un Français passe en moyenne 221 pages par jour devant sa télévision et mon petit doigt me dit que ce n’est pas pour regarder des Ford, il passe également plus de cent pages quotidiennes au téléphone, digne représentant de ce peuple d’ilotes incapable de même se rendre compte du boulet qu’il traînera ainsi sa misérable vie durant…
Comment s’étonner alors que lorsque Livres Hebdo lance son grand sondage biennal sur les pratiques de lecture des Français il considère comme « grand lecteur » quiconque ayant pu lire plus de vingt livres par an, et on compte même les BDs avec, histoire que cette catégorie qui concerne déjà moins d’un type sur six soit vraiment parfaitement vidée de sa substance… Pour avoir une idée réelle de l’état de cette faune si particulière c’est ailleurs qu’il faudra se tourner et, pourquoi pas, sur ce site par exemple.
Et là, malheureusement, le constat est toujours aussi effroyable, peu de ces gros lecteurs d’antan qui lisaient à plein tonneau, comme des trous, comme des trous morbleu, et si on excepte les deux ou trois dont la profession implique de s’infliger plusieurs centaines de merdasses contemporaines par an et qui sont plus à plaindre qu’à blâmer, je suis obligé d’admettre tristement que l’hécatombe touche ici comme ailleurs et que cela donne de furieuses envies d’ermitage…
Et repoussant ces tristes pensées, voguant sur la fièvre les cacatois largués, je m’enfonce dans les méandres des débuts du règne de Louis le quatorzième en maudissant comme d’Artagnan l’époque pas si lointaine où les hommes étaient des hommes et non des Lilliputiens en bas âge et je regrette nos bons géants d’antan devant un personnage aussi fade que Bragelonne, le paladin sans défauts ni présence, éclipsé à chaque apparition d’un de nos quatre increvables à la personnalité si vigoureuse…
Mais aujourd’hui le lecteur est malingre, il lit comme il boit, comme il mange, comme il baise, avec componction, il lit bio, il lit même plastique à présent, autant dire qu’il ne lit pas.
Et moi je pleure avec l’auteur le plus beau personnage de notre littérature ce qui m’épargne la fatigue de pleurer sur vous et il faut pardonner au corps malade comme il pardonne aux esprits malingres, il y a de plus belles choses à faire qu’à tenter de comprendre la médiocrité humaine…
Et heureusement, parfois, très rarement, la visite chez certains jeunes gens mieux achalandés qu’à l’ordinaire fait presque oublier la vision cauchemardesque de ce rayon misérable et malheureusement courant où deux livres sur les chiens encerclent sévèrement le dernier étron à la mode, vision d’apocalypse s’il en est qui n’est pas pour rien dans l’absence d’espoir que je peux porter sur l’évolution d’une humanité qui en est hélas fort dépourvue.
Et il faut rappeler combien Dumas est un écrivain désopilant, il faut relever qu’à certains passages avec Porthos, Mousqueton ou Planchet, seule une déshydratation complète m’empêcha de souiller mes draps par ailleurs moites entre deux soubresauts d’une bienfaitrice hilarité. Un tel flot de bonheur aurait d’ailleurs pu être fatal dans mon état mais je ne saurais trop vous conseiller d’y goûter un jour à votre tour, gageons que vous y découvrirez des joies insoupçonnées qui pourraient agréablement changer votre existence.


Or donc, la semaine dernière, parce que j’avais la grippe, j’ai relu la trilogie des mousquetaires d’Alexandre Dumas.

Torpenn
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le 25 févr. 2015

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