Louvet de Couvray a bien fait le malin, avec son joli petit pavé de 1100 pages (merci très cher directeur, de me donner à lire des bouquins aussi longs hahaha). Alors certes... ça se lit très bien, mais ça reste laborieux. Et ce n'est pas pour rien que ça se lit aussi bien : Les Amours du chevalier de Faublas est, bien plus qu'un simple roman libertin, un roman d'aventures libertines. Alors ça virevolte constamment, avec beaucoup de personnages, d'occasions, de rebondissements, de sexe et de larmes.


Comme, je le suppose, peu d'entre vous ont jamais entendu parler de Louvet de Couvray (LC pour les intimes), et encore moins de son fameux roman Les Amours..., voici un rapide résumé pour vous mettre dans le bain : Faublas, jeune chevalier de quinze ans révolus, rencontre la belle Sophie dont il tombe éperdument amoureux dès le premier regard. Jusque-là, rien que de très banal. Oui, mais le chevalier a pour défaut majeur de s'amouracher de tout ce qu'il trouve, ou plutôt de se laisser séduire par toutes les jeunes femmes sur son passage... Et comme il est beau, jeune, brave, vif et spirituel, toutes les femmes le veulent (parce que c'est bien connu, l'appel du sexe chez les femmes... On saura pourquoi j'ai lu ce livre pour l'intégrer à mon corpus de travail). Ainsi, il rencontre une femme qui fera son éducation, Mme de B*** ; et puis il en rencontrera d'autres tout au long du roman (au moins... six autres, je dirais, avec des intrigues plus ou moins longues et plus ou moins sentimentales). Et le problème, c'est qu'à un moment donné, ben le Faublas, il réussit à épouser sa Sophie, mais le père de celle-ci la kidnappe pour punir Faublas de son libertinage, et pendant son célibat forcé (de sept mois tout de même), il ne renonce pas à ses plaisirs coupables, le coquinou. Alors bon il cherche son épouse, mais pas toujours avec l'ardeur que l'on attendrait d'un amoureux passionné ; et puis à chaque fois qu'il la retrouve, elle lui échappe de nouveau, alors il en a marre, alors il se console dans les bras de ses maîtresses, le pauvre choupi.


Tout cela est très divertissant, notamment à cause de tous les problèmes que créent à Faublas ses liaisons : travestissements en femme, duels avec les maris cocus, quiproquos, réclusions chez son père qui est vénère, évasions qui s'ensuivent... (Et le pire est à venir, là ça reste encore rigolo, je ne vous en dirai pas plus.) Mais ce qui est vraiment remarquable dans cette oeuvre dont l'abondance n'a d'égale que la prolixité, c'est l'inconstance charnelle du héros doublée de sa constance de coeur : si Faublas aime ailleurs, Faublas idolâtre toujours sa Sophie. Faublas a la capacité merveilleuse à aimer partout, avec une légèreté incroyable, en causant du tort à tout le monde mais sans pouvoir faire autrement que d'aimer toujours, envers et contre tous. Il subit la séduction féminine... mais il a sa part de responsabilité ; et ses deux amantes principales (hors Sophie), il ne les abandonnerait pour rien au monde. Faublas se trouve confronté à un monde de normes qui n'est pas taillé pour lui ; Faublas découvre les apories du polyamour dans un monde monogame ; ou du moins dans un monde où l'adultère est toléré seulement s'il est fidèle. En d'autres termes, on peut tromper son mari ou sa femme, mais pour un(e) seul(e) amant(e). On cède parfois à l'époux/se une caresse par devoir conjugal, mais ce n'est qu'avec répugnance ; et quand on a un(e) amant(e) en titre, on le/la garde ou on le/la quitte pour en prendre un(e) autre. Faublas est donc scandaleux, il est une erreur, et il échappe à une compréhension figée : bien que ce soit lui qui rédige les mémoires de son adolescence, il est si volage et si versatile que jamais on ne sait bien qui il aime, et qui il aime le mieux, si tant est qu'il ait réellement une préférence pour unetelle ou unetelle comme il le prétend lui-même. Le sexe exerce sur Faublas une prise irrésistible, et le sexe peut se transformer en passion, qui elle-même conduit à un engagement de l'honneur du chevalier quand l'amante est menacée. Si bien que, sur la fin de l'oeuvre (qui est, notons-le en passant, divisée à l'origine en trois volets : Une Année de la vie de Faublas, Six Semaines de la vie de Faublas, et La Fin des amours de Faublas), on ne sait plus trop bien si Sophie n'est pas oubliée, pour plusieurs raisons que je vous laisse le soin de découvrir si 900 pages préalables ne vous effraient pas.


L'oeuvre est au début pétillante et heureuse ; la deuxième partie s'assombrit avec l'enlèvement de Sophie fraîchement épousée ; la troisième partie signe le tournant sombre des aventures de Faublas, avec une fin assez tragique pour émouvoir le lecteur. La question qui tourmente tout lecteur un peu concerné est alors : faut-il condamner Faublas ? L'auteur, en le punissant cruellement, construit une fin moralisante un peu agaçante, mais qui nous conduit à penser que quand même, il l'a bien mérité. Et c'est là le tour de force de cette oeuvre interminable : l'esprit du lecteur même est perverti par les normes sociales, restées inchangées depuis des siècles, et on est outré des torts de Faublas envers Sophie, on a envie qu'il abandonne ses maîtresses, en particulier une que la décence l'oblige à prendre éternellement en charge... On devient très immoral en voulant rétablir la morale du mariage. Pourtant, la patience de Sophie est infaillible, et les maîtresses perdent la partie : le mariage triomphe, à un prix bien terrible, qui entraîne Faublas dans la folie furieuse, avant une fin douce-amère. On ne sait sur quel pied danser : tous les malheurs sont-ils dus à Faublas, aux séductrices, ou aux normes sociales ? Il n'y a, finalement, que la pure Sophie pour échapper à toute responsabilité dans l'affaire - bien qu'elle ait renoncé à sa vertu un peu trop tôt, elle reste une blanche colombe, impassible victime sur l'autel d'une tragédie cornélienne. C'est le seul personnage qui ne semble pas humain ; même ses faiblesses ne la rendent pas moins inaccessible.


Malgré des longueurs certaines, des redondances fatigantes, des inconstances irritantes, et des psychologies souvent très esquissées et grossières, Les Amours du chevalier de Faublas constituent une oeuvre étrangement cohérente : LC ne perd jamais le contrôle de son récit, n'abandonne jamais ses personnages, ne laisse aucun élément irrésolu. Tout est parfaitement ficelé, au point que l'auteur se permet d'audacieux recyclages, de malicieuses symétries, d'intéressants mystères, de brillantes reconversions, d'étranges enchâssements. Il joue avec les registres (entre franchement comique, pathétique, tragique...) comme avec les genres (le théâtral et l'épistolaire s'invitent ingénieusement dans le roman), et permet ainsi au lecteur de ne jamais s'ennuyer, de ne jamais perdre le fil. C'est, tout de même, une belle réussite que Faublas, ce nouveau Don Juan, à la fois passif et actif, viril et féminin, qui eut son heure de gloire au XVIIIe, avant de tomber littéralement dans l'oubli. J'ai croisé des dixhuitiémistes, et des dixhuitiémistes férus de littérature libertine, qui n'avaient jamais entendu parler de Louvet ni de Faublas. Pourtant, c'est une formidable épopée libertine qui, en se réappropriant joyeusement les canons de la critique sociologique crébillonnienne (d'où mon titre), les transforme en aventures débridées au travers desquelles percent, parfois, des interrogations vastes et passionnantes sur le genre, les conventions, le devoir, l'émancipation féminine, la liberté sentimentale et sexuelle - et, on l'aura compris, sur le consentement et le viol au XVIIIe.


Si vous avez des heures à perdre et de la curiosité à revendre, je vous conseille chaudement ce roman.

Créée

le 26 oct. 2015

Critique lue 1.2K fois

7 j'aime

2 commentaires

Eggdoll

Écrit par

Critique lue 1.2K fois

7
2

Du même critique

L'Insoutenable Légèreté de l'être
Eggdoll
10

Apologie de Kundera

On a reproché ici même à Kundera de se complaire dans la méta-textualité, de débiter des truismes à la pelle, de faire de la philosophie de comptoir, de ne pas savoir se situer entre littérature et...

le 11 mars 2013

152 j'aime

10

Salò ou les 120 journées de Sodome
Eggdoll
8

Au-delà de la dénonciation : un film à prendre pour ce qu'il est.

Les critiques que j'ai pu lire de Salo présentent surtout le film comme une dénonciation du fascisme, une transposition de Sade brillante, dans un contexte inattendu. Evidemment il y a de ça. Mais ce...

le 6 mai 2012

70 j'aime

7

Les Jeunes Filles
Eggdoll
9

Un livre haïssable

Et je m'étonne que cela ait été si peu souligné. Haïssable, détestable, affreux. Allons, c'est facile à voir. C'est flagrant. Ça m'a crevé les yeux et le cœur. Montherlant est un (pardonnez-moi le...

le 21 mars 2017

49 j'aime

5