Dans ce court roman (128 pages) qui date de 1961, Yasunari Kawabata (prix Nobel de littérature 1968) imagine une maison close assez particulière, qui lui permet d’alimenter une réflexion sur les oppositions entre la vie et la mort, la vieillesse et la jeunesse. Tout en évoquant le Japon de l’époque, il s’intéresse à la psychologie de ses personnages. En esthète au style raffiné, il captive par sa façon de s’attarder sur des couleurs, des textures, des atmosphères.


Le vieil Eguchi, 67 ans, a entendu parler de la maison « Les belles endormies » par un ami et c’est par curiosité qu’il s’y rend un soir. Accueilli par une femme qui la dirige, il découvre un lieu et son organisation. Rapidement mené à l’étage, la femme lui laisse la clé d’une chambre à laquelle il pourra accéder une fois seul. Elle l’a prévenu que, dans cette chambre aux tentures rouges, il trouvera une jeune fille endormie, couchée dans un lit. Elle a absorbé un puissant somnifère, il sera donc inutile de tenter de la réveiller. Lui-même pourra quand il le souhaitera, prendre de quoi assurer son sommeil : deux pilules d’un somnifère classique sont à sa disposition. La règle de la maison, c’est que le client paie pour passer la nuit avec cette jeune fille qu’il trouve nue et qu’il peut donc serrer contre lui, caresser et embrasser à sa guise. Attention cependant, les relations sexuelles sont strictement interdites, car selon une affirmation de la femme : « Dans cette maison, il ne se passe rien de mal. »


Une relation particulière


Le narrateur insiste pour faire sentir qu’Eguchi n’est pas impuissant, contrairement à la clientèle habituelle de cette maison. Il passe d’ailleurs pas mal de temps à envisager d’enfreindre l’interdit signifié. La jeune fille à sa disposition étant sans défense, il pourrait lui faire n’importe quoi, même l’étrangler. Il passe également du temps à se demander si la jeune fille ne serait pas vierge et si oui, pourquoi.


Une situation propice à l’introspection


Intrigué, le vieil Eguchi (Kawabata insiste pour le désigner ainsi) se décide à revenir plusieurs fois, de façon un peu compulsive, car il ne prévient jamais à l’avance, raison pour laquelle il tombe à chaque fois sur une jeune fille différente. Avant de dormir, il passe l’essentiel de son temps à détailler le physique de sa partenaire d’un soir, s’attardant sur des détails charmants, observant les postures qu’elle prend et restant attentif aux quelques mots qu’elle prononce dans son sommeil. Il a également tout le temps pour repenser à des moments de sa vie intime. On apprend ainsi que s’il est marié et père de trois filles mariées, il a eu un certain nombre d’aventures extra-conjugales. Il considère qu’en venant aux « Belles endormies », il y trouve à chaque fois celle qui pourrait être son ultime.


Innovations et effets pervers


Avec cet ouvrage où chaque chapitre narre une visite d’Eguchi aux « Belles endormies », Kawabata livre un roman où l’érotisme affleure de façon bien particulière. Dans ce Japon encore très marqué par des traditions séculaires, il montre que le modernisme peut donner de nouvelles idées. Ainsi, la maison qui reçoit ici pourrait être une version inédite de celles où œuvraient les geishas. Dans ces conditions, mieux vaut se méfier des innovations, car elles peuvent générer des effets pervers qu’on n’imagine pas au premier abord. La fin du roman montre comment l’imprévu génère des réactions peu reluisantes. Malheureusement, dans ce style, l’épisode final se révèle assez peu crédible.


La femme dans l’imaginaire collectif


Kawabata montre aussi que les relations hommes/femmes restent à son époque marquées par un héritage ancestral. Pire, ce qu’il imagine ne fait qu’accentuer la domination des hommes sur les femmes, puisqu’ici elles se retrouvent dans une situation où elles subissent encore plus que de coutume, sans même savoir à qui elles ont affaire. D’ailleurs, il vaut sans doute mieux pour elles, car on imagine leur possible (probable) répulsion pour les physiques décrépits des vieillards qu’elles côtoient à leur insu (elles ne savent jamais rien de leurs compagnons d’une nuit). Les relations hommes/femmes n’ont jamais été simples, mais l’écrivain ne cherche pas l’apaisement, puisqu’il fait dire par son narrateur : « Ce qui entraîne l’homme dans le « démon des démons » c’est bien, semble-t-il, le corps de la femme. » Une phrase qui s’accorde avec cette vision de femmes qui, quoi qu’on puisse penser des conditions, acceptent de se prostituer. Les féministes apprécieront…


Cela suffira pour les réticences


À côté des nombreuses réflexions d’Eguchi lors de ces nuits, on retient ses multiples et vaines tentatives pour réveiller ses partenaires dont il admire les nombreux attraits (d’ailleurs admirablement différents de l’une à l’autre). Il fait sentir l’humanité de son personnage en le montrant totalement désarçonné par la passivité des filles. Eguchi se montre ainsi incapable de passer à l’acte avec aucune (pas d’envie sans vie, au moins des manifestations de conscience). Et si, au cours de ces quelques nuits, il se sent plus vivant que jamais, ce n’est pas par la satisfaction sexuelle, mais par celle des sens (la vue, l’odorat, le toucher) et par tout ce que cela lui fait remonter comme souvenirs. Bien entendu, c’est aussi parce que la situation l’incite à réaliser que pour lui, l’heure de la mort approche. C’est peut-être la raison pour laquelle il sent irrésistiblement l’envie de retrouver ces belles endormies, son ultime possibilité pour profiter de jeunes filles attirantes.


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Electron
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le 3 févr. 2021

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