Inspiré d'un fait réel (le meurtre d'un futur dénonciateur par Netchaïev), Les Démons s'appuie sur cette base comme tant d'autres romans de Dostoïevski pour développer une intrigue foisonnante, riche en personnages et en évènements gravitant autour de cette cellule révolutionnaire qu'est "Les nôtres".
On retrouve donc facilement le style et la patte de l'écrivain russe mais l'on ne peut s'empêcher de trouver quelques maladresses absentes des Frères Karamazov par exemple, comme ce narrateur tantôt absent tantôt présent dont on se demande comment il fait pour avoir certains détails, notamment sur l'état d'esprit et la réflexion des personnages à tel ou tel moment. Alors on perçoit bien qu'il essaie de se justifier à certains endroits en précisant que ce n'est qu'une estimation de sa part, ou qu'il a des raisons de penser qu'un personnage pensait ainsi... mais cela reste flou et moyennement crédible.
Ensuite il y a cette première partie, volontairement obscure, où l'on parle d'évènements qui s'éclaireront naturellement par la suite, mais qui n'en demeurent pas moins difficiles à interpréter sur le moment, qui plus est à la première lecture. Tout ce qui touche à Nicolas Stavroguine et ses relations est ainsi obscure durant cette première partie, quitte à déboussoler le lecteur et à créer la confusion.
Heureusement tout s'arrange par la suite, les choses se mettent en place et le mystère finalement agaçant se défait de son brouillard pour nous révéler une intrigue passionnante, détaillée et avec des vrais moments "Dostoïevskiens" comme la confession de Stavroguine (le fameux chapitre "Chez Tikhone" qui avait été volontairement omis par l'éditeur à l'époque), les réflexions sur Dieu et la possibilité d'en devenir un de Kirillov...
Il y aussi ces moments de fièvre typique du génie russe comme l'errance de Stépane Trofimovitch à la fin du livre, l'état d'esprit défaillant d'André Antonovitch, les réactions violentes des membres du groupe de cinq après le meurtre de Chatov... et puis ce personnage détestable, fourbe qu'est Piotre Stépanovitch.
On se rend compte alors une nouvelle fois du talent de Dostoïevski qui arrive à faire vivre pléthore de personnages sous sa plume, sans vraiment se limiter à un personnage principal. Il est rare d'avoir autant de personnes mises en valeurs par une plume sans que l'un ne ressorte tout à fait et que d'autres apparaissent comme mineures ou décalées par rapport au récit.
La toile tissée par le maître est étendue, solide et pourtant soyeuse.
Et capture le lecteur pour mieux le relâcher, vidé de ses forces après une lecture l'ayant happé à en lui en couper le souffle.