Retour dans le monde fantastique d’Andrus Kivirähk, au cœur d’un village et de la forêt Estonienne, avec cette imagination et cet humour dévastateur découverts avec bonheur en 2013 dans «L’homme qui savait la langue des serpents».

L’Estonie bascule début Novembre dans un hiver long et rigoureux : les conditions climatiques sinistres soulignées en début de chaque chapitre, bruine glaciale, boue envahissante, pluies et neige, n’empêchent pas, bien au contraire, que ce roman soit un conte féroce et drôle, toujours avec un sens aigu de l’autodérision, s’inspirant du folklore et des traditions Estoniennes, certainement un soutien pour endurer de rudes conditions de vie.

Sous-titré «Chronique de quelques détraquements dans la contrée des kratts», «Les groseilles de Novembre» est avant tout une galerie de personnages fantastiques, qui peuplent un petit village estonien en lisière de forêt, à une époque passée indéterminée, parmi lesquels les kratts, marionnettes construites de bric et de broc, et dotées d’une âme par un pacte que concluent les villageois avec le diable, employés essentiellement par leurs propriétaires pour voler leurs voisins.

D’ailleurs les villageois se volent tous les uns les autres, avec l’aide précieuse de leur kratt s’ils en ont un, et ils doivent non seulement se méfier de leurs congénères mais aussi des démons, des bêtes sauvages et créatures de la forêt, et du Diable. Cela dit le Diable est plutôt stupide et se laisse facilement berner par des habitants sans scrupules, pour l’essentiel prêts à se mettre indifféremment au service du Diable ou de Dieu, s’ils peuvent en retirer quelque bénéfice. Détail réjouissant parmi tant d’autres, cette présence en creux du seigneur local, un baron qui se fait berner et voler sans jamais en concevoir le moindre soupçon.

«Pourquoi diable veux-tu aller à l’église ? Je ne comprends pas, s’étonna le kratt Joosep, installé sur le poêle. À quoi cela te sert-il d’entretenir des relations avec Dieu ? Tu lui adresses des prières, mais que t’a-t-il donné en contrepartie ? Avec le diable au moins, c’est toujours utile de faire des affaires : tu lui donnes ton sang, et lui te procure en échange quelque chose dont tu as cruellement besoin. Pas la peine de le prier ni de l’implorer. C’est un marché tout ce qu’il y a de plus clair et de plus honnête !
- À l’église, on rencontre du monde, répondit le granger. Et ne va surtout pas croire que Jésus n’a aucun pouvoir ! Dans certains domaines, il a des choses très utiles à offrir. Par exemple, si on se fait attaquer par un démon, un moyen très efficace de s’en débarrasser est de le frapper avec un cierge volé à l’église. Moi, je glisse toujours un cierge dans ma botte quand je sors pendant la nuit.»

Dans un registre beaucoup plus loufoque que «L’homme qui savait la langue des serpents», cette chronique de villageois roublards, bêtes ou ingénieux se dévore avec beaucoup de plaisir, et tous les phénomènes et personnages bizarres deviennent après seulement quelques pages d’une étrange familiarité.

«Depuis la cime de l’arbre s’offrait une vue magnifique. Le village était minuscule, avec ses maisons éparpillées sous le ciel gris. Quelques kratts volaient dans le ciel, des suce-lait sortaient des étables, remplis jusqu'à la gorge du lait qu’ils avaient tété au pis des vaches, et rentraient chez eux en sautant lourdement comme d’énormes grenouilles. Au loin, dans une coupe rase, on voyait même le Vieux-Mauvais qui se grattait le derrière contre une souche oubliée par un bûcheron négligent. Dans le marais s’allumaient déjà les premiers feux follets, qui indiquaient l’emplacement des trésors enfouis dans les trous d’eau. Personne ne pouvait les récupérer, et ceux qui essayaient malgré tout se retrouvaient directement en enfer.»
MarianneL
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le 1 nov. 2014

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