La période de confinement m'ayant permis d'accorder à ce grand et célèbre roman libertin tout le temps qu'il demande et de lire attentivement chacune des lettres qui le composent, je ne me dérobe pas au plaisir ou à la vanité de dire à mon tour ce que j'en pense.
D'abord une évidence : il s'agit là d'une critique sourde mais féroce de la société aristocratique de l'époque (le roman est écrit une petite dizaine d'années avant l'éclatement de la Révolution française).
Après, c'est un roman, une totale fiction. Rien de directement autobiographique là-dedans. L'intrigue est très habilement tricotée. Laclos nous la raconte au moyen de sept personnages principaux qui interviennent via les lettres qu'ils s'adressent les uns aux autres (Jean-Jacques Rousseau ayant mis à la mode le roman épistolaire avec La Nouvelle-Héloïse).
Il y a Mme de Volange et sa fille Cécile (seize ans, blonde, jolie, soixante mille livres de rente) qu'elle vient de sortir du couvent pour la marier prochainement avec un certain comte de Gercourt. Lui restera dans le lointain (en Corse où il dirige un corps de militaires) et ne prendra jamais la plume, mais on nous dit de lui qu'il a été l'amant secret de la belle marquise de Merteuil, qu'il l'a quittée pour on ne sait quelle raison et qu'elle veut s'en venger. La marquise est une parente lointaine de Mme de Volange qui la considère, en même temps, comme une amie de toute confiance. La marquise de Merteuil et les Volange vivent à Paris. Un jeune aristocrate désargenté mais mignon et de très bonne famille, le chevalier Danceny, est chargé par Mme de Volange de donner des leçons de chant à sa fille et, comme de juste, les deux jeunes gens tombent amoureux ; même si Laclos le joue en mineur pendant une bonne partie du roman, Danceny est le quatrième personnage principal de l'intrigue. Trois restent à vous présenter. Mme de Rosemonde, une vénérable châtelaine de près de quatre-vingts ans vit à la campagne, à une quarantaine de km de Paris. Elle accueille dans son château la dévote et angélique Présidente de Tourvel, pour le temps que le Président reste occupé en Bourgogne à régler un important procès. Le vicomte de Valmont, neveu de Mme de Rosemonde, passe rendre visite à sa vieille tante, mais quand il découvre auprès d'elle la "céleste" Présidente de Tourvel, il se met en tête de la séduire et, au lieu d'une brève visite de politesse, s'éternise au château, pour la plus grande joie de sa tante... mais le déplaisir de la marquise de Merteuil, avec qui Valmont est très lié (le mot est faible). Elle a besoin de lui à Paris, où elle veut qu'il lui rende un petit "service". Il s'agit de discrètement séduire, déniaiser et même dévergonder la jeune Cécile Volange, pour que le comte de Gercourt, une fois le mariage fait, soit, par le biais de rumeurs, rendu ridicule aux yeux de la Cour et de tout Paris. Ainsi, la marquise sera vengée.
Voilà ! Les sept personnages principaux sont mis en place. Ce sont eux qui écrivent et font vivre l'histoire en s'échangeant des courriers. Précisons que Gercourt et un Monsieur de Prévan vont, chacun, jouer un rôle pas vraiment insignifiant dans l'histoire, mais sans jamais prendre la plume eux-mêmes. En fin de course, apparaissent aussi trois comparses (Azolan, le chasseur de Valmont ; le père Anselme, confesseur de la Présidente de Tourvel ; et un certain Monsieur Bertrand, vieil ami de Mme de Rosemonde), destinataires ou expéditeurs d'une ou deux lettres.
L'intrigue avance à travers les courriers écrits ; elle est racontée selon leurs différents points de vue. Chaque fois qu'une lettre est écrite, son auteur et son / sa destinataire en connaissent seuls le contenu (sauf si l'auteur ou le destinataire remet la lettre ou une copie de celle-ci à une autre personne qui n'était pas le destinataire premier). Le lecteur du roman est le seul à savoir tout ce qui s'échange entre les différents personnages. Il a cet avantage sur eux (il n'ignore donc rien des machinations et agissements scélérats du duo Merteuil-Valmont). En revanche, il ne vit leurs faits et gestes que racontés, jamais directement, et peut-on pleinement se fier à des racontars ?


Le principe d'une histoire décrite à travers des lettres autorise toutes les lenteurs exaspérantes, les emberlificotements, les vaniteux étalages, les tragiques tergiversations, mais aussi les mensonges habilement écrits, les ellipses, les raccourcis, et, rappelons-le, autant de points de vue que ces lettres ont d'auteurs. L'intrigue, dans ses débuts, peut se traîner à quinze à l'heure (comme certaines lettres de Valmont à Merteuil ou à la "céleste dévote"), mais parfois elle frappe comme l'éclair et nous laisse pantelants (essentiellement, dans la quatrième et dernière partie).


On a beau se dire que tout ça sort de la tête d'un officier d'artillerie de trente-six, trente-huit ans (en fait, d'origine bourgeoise) qui cherche à se distraire de l'ennui des garnisons de province dans lesquelles il végète, l'histoire qui se noue autour de cette petite dizaine de personnages est quand même terriblement impressionnante par sa vraisemblance et la cruauté de son réalisme. C'est un vrai jeu de massacre. Aucun des sept personnages principaux cités plus haut ne sort indemne de l'histoire. Tous (manipulateurs : Merteuil / Valmont, ou manipulés : Cécile Volange, Danceny, Mme de Tourvel, voire mesdames de Volange et de Rosemonde) sont frappés, soit directement, soit indirectement. À la fin du roman, il ne reste plus personne debout. Tous sont détruits ou brisés, physiquement, socialement ou mentalement.
Et voici la dernière phrase de la toute dernière lettre (la cent-soixante-quinzième) qu'adresse Mme de Volange à Mme de Rosemonde (les deux "vieilles" du lot) : "Adieu, ma chère et digne amie ; j'éprouve en ce moment que notre raison, déjà si insuffisante pour prévenir nos malheurs, l'est encore davantage pour nous en consoler".


Les Liaisons dangereuses : "un roman infâme" a-t-on dit au XIXème siècle ; "un chef d'oeuvre" ont répliqué de grands écrivains du XXème, emportant l'opinion publique.
Mon avis ? Stylistiquement, c'est un peu moins parfait, peut-être, que La Princesse de Clèves, certaines lettres du Valmont des premières parties étant un peu trop emberlificotées à mon goût ; mais, par ses personnages contrastés (et notamment, la noirceur, le cynisme, la froide détermination, le jusqu'au-boutisme des "manipulateurs"), par sa construction dramatique, les ellipses, les raccourcis glaçants, c'est un roman magistral et (je me répète, mais tant pis) terriblement impressionnant. Un inoubliable chef d'oeuvre.

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le 5 juin 2020

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Fleming

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