Chronique vidéo https://www.youtube.com/watch?v=P6mI8se1dW0


Dans ce roman, Emmanuel Ruben retrace l’histoire de sa famille. La littérature est d’abord orale, et c’est une oralité souvent sortie de la bouche des femmes — c’est la note d’intention qui apparait assez vite, celle de faire honneur aux talents de conteuse de sa grand-mère Baya. « Mais toi, n’oublie jamais de dater et de signer, mon fils. Car ceci sera ton œuvre où tout sera réinventé, pour consoler ta tribu d’avoir tout perdu. »

Je l’ai senti un peu comme une réconciliation entre les juifs et les arabes. Parce que finalement, ce que nous dit Ruben, c’est qu’il y a plus de ressemblances entre les musulmans du Maghreb et des juifs séfarades qu’avec les ashkénazes — et cela se voit bien dans une scène très belle vers la fin où on est en Israël, la greffe ne semble pas prendre, quand il y retrouve l’une de ses tantes, ça sonne faux, il y a quelque chose d’artificiel dans sa nouvelle culture.

L’hommage aux contes arabes, les contes des milles et une nuits est évidente (plaisir de conter, qui narre le destin de femmes princesses ou suppliciées.) Mais, malheureusement, on a l’impression que malgré sa structure assez originale, le texte n’évite pas les passages obligés, déjà, le mélange de la petite et la grande histoire, le bataclan, le retour aux origines, le couple à la roméo et juliette, le reflet qui se diffracte dans la vitre du Ter, le regard qui se cherche lors de la manif, paradoxalement, les scènes dans le présent sont celle qui me parlaient le plus, mais accumulent les clichés, les scènes déjà-vu.

Parfois, je me demande si on ne frise pas un orientalisme un peu daté, un peu impersonnel, l’auteur cite Delacroix, ça m’a justement fait plusieurs fois penser à ses tableaux —l’eau de rose, les fritures, les gens qui parlent fort, la sensualité des femmes avec les caftans qui épousent les formes, les narguilés, etc, etc. S’il y avait eu de temps en temps une note dissonante, surprenante, ça aurait pu faire un moins carte postale. Mais je remarque que plus on s’approche de notre époque, plus cette Algérie quitte le fantasme, plus l’auteur se l’approprie : « oui, à première vue, c’est bien la Suisse, si l’on veut, la Suisse ou le Vercors de mon enfance, se dit Samuel qui ne s’attendait pas à retrouver là, sur la rive sud de la Méditerranée, cette sensation de vert, intense et vivifiante ». Sans toutefois toujours éviter l’orientalisme, voire la fétichisation, avec le personnage de Djamila par exemple. En effet, c’est sa maîtresse, et déjà, j’ai trouvé que les scènes de sexe tranchaient avec le reste, qu’elles ne s’y mélangeaient pas très bien, on dirait du Herbet Léonard « […]nue comme la pierre, avec les mamelons noirs de ses seins durcissant dans la fraicheur de l’aurore parisienne, avec ses yeux berbères virevoltant sous ses longs cils recourbés, avec les gouttes de nuit de ses cheveux ruisselant sur son visage apaisé, tout son beau corps couleur d’argile dressé devant lui ».

Bon, et si je ne peux nier le travail certain de documentation, de recherches historiques, ben, j’ai trouvé qu’on survolait trop les époques et les personnages —au début, on serait tenté de les confondre, et en tout cas, s’il s’agit comme je l’ai lu d’une véritable quête généalogique, il y a le même défaut que pour l’Enfant de salaud de Sorj Chalendon de l’an dernier. Je m’explique : l’an dernier, je trouvais une inadéquation entre ce que l’auteur voulait nous faire ressentir, et ce que l’on ressentait vraiment — la haine à ce moment là (et je supposais que les affects familiaux avaient du mal à se traduire. En gros il haïssait son père, voulait qu’on ressente la même chose mais sans s’en donner les moyens — comme si ça devait couler de source). Ici, c’est la même chose, mais pour l’admiration — sauf que nous, lecteurs, on ne connait pas ces gens : donc nous dire très succinctement pourquoi ils le sont, admirables, sans vraiment prendre le temps de le mettre en scène, ben on ne ressentira jamais les émotions aussi fortement que l’auteur, qui parle de sa famille, de gens qu’il aime. Il raconte l’histoire comme si on le connaissait, comme si on était naturellement concernés par ses histoires de famille — or ce n’est pas le cas — le lecteur est toujours méfiant quand il commence un livre, il a toujours mieux à faire. Mais, plus le livre avance, et plus il prend le temps, comme si la proximité temporelle permettait, justement de mieux peindre les personnes, et comme pour l’Algérie, de sortir du fantasme. C’est une quête identitaire, et aussi une quête du réel, raison pour laquelle le texte devient plus tangible, plus réaliste.

Mais il faut bien attendre la moitié du bouquin, parce que le début me fait penser aux passages de l’ancien testament, où l’on détaille la lignée d’Abraham — ça part dans tous les sens, comme des centaines de lignes qu’on balance par-dessus bord, et qui ne sont pas reliées suffisamment bien entre elles pour le plaisir du lecteur. Bref, le style assez soigné d’Emmanuel Ruben me donne une impression de perte, de gâchis presque.

Lecture tout de même gênée par des clichés littéraires « sœur courage » »silhouettes flottantes » « joyeux lurons »gorgée de soleil » « se promener bras dessus bras dessous » « les rues grouillaient de monde » « armés jusqu’aux dents », « droit comme un I » « à tombeaux ouverts », « faire table rase du passé », etc, etc, etc.

Des tics désagréables (les « histoire de » « histoire que » souvent répétés. Et c’est dommage, parce qu’Emmanuel Ruben, on sent qu’il aime le verbe, qu’il aime les mots pour leur beauté-même, qu’il aime jouer avec les différents registres, les différentes tonalités de la langue, et même les sonorités, on le sent en lisant à haute voix, les mots s’enroulent autour de notre langue — c’est le moment où on aurait envie de reprocher ces petites maladresses plus à son éditeur qu’à lui — après tout, c’est leur boulot : mettre en valeur le texte, en dégager tout le potentiel, et là, c’est dommage, ça griffe un peu les phrases.

Ce qui est intéressant, c’est la symbolique du chandelier, chaque branche correspond à une branche généalogique — finalement, juif ou non, c’est le lot de toute famille. En effet, sous la ménorah est gravé un mot — mot presqu’illisible qu’ils essaient tour à tour d’interpréter : et ça montre bien comment l’histoire d’une famille s’écrit, une sorte de grand téléphone arabe ou chacun ajoute, retire, un travail à la fois collectif et personnel. Il symbolise aussi l’identité juive, qui leur file entre les doigts à chaque guerre, un trésor à protéger. Mais ce qui peut être pesant, à la lecture, c’est la distinction quasi-systématique qui est faite entre le peuple juif et le reste de l’humanité — voici un exemple « Elle comprit ce jour-là, dans la gueule du four en terre, ce que signifiaient le mot juif et le mot femme — être juive, c’est craindre à tout instant le déshonneur et la mort. Oui, elle comprit qu’elle était doublement vulnérable, car être juive, cela signifiait pouvoir être violée avant d’être égorgée ». A ce passage, j’ai juste envie de répondre que ça peut-être le lot de toutes les femmes à un moment donné, quelle que soit leur religion, quelle que soit leur nationalité, leur couleur — en tant de guerre, en tant de crise, le corps de femme est une denrée comme une autre, on le voit encore récemment en Ukraine. J’ai pris cet exemple parce qu’il est parlant, mais ça revient à d’autres moments cette notion d’élection, négative ou positive d’ailleurs. Mais j’ai trouvé que cette fresque sur l’exil du peuple juif, et puis sur l’histoire de France aussi, à travers cette famille, était intéressant.

Même si, l’impression finale que j’ai, c’est d’avoir lu une belle biographie familiale, une belle biographie familiale qui n’a pas su dépasser le particulier de l’auteur et de ses proches.

YasminaBehagle
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le 13 sept. 2022

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