Les Soleils des Indépendances : à première vue, le titre n'évoque pas grand-chose, sinon de grandes joies et une vague histoire d'indépendance avec la décolonisation. Pourtant, ce titre reviendra, comme un écho, à travers tout le livre, et avec un sens bien différent de ce que l'on pourrait penser, avec de nombreuses nuances - Ahmadou Kourouma joue de son titre, pour mieux nous faire voir la complexité de son oeuvre.

Car les indépendances, dans le roman, ne sont pas bénéfiques comme on aurait tendance à le croire, pour le héros du moins. Fama, dernier prince de la dynastie des Doumbouya, condamnée à s'éteindre du fait d'une union stérile entre Fama et sa femme Salimata. Et l'indépendance est en quelque sorte une toile de fond, presque un prétexte, pour nous raconter la chute inéluctable d'un prince tombé à l'état de mendiant, de "vautour".
Mais l'oeuvre est au-delà : histoire de Fama, elle est aussi histoire de Salimata, de leur couple, de leurs relations mitigées, de leurs rapports de forces ambivalents et mouvants. Toutefois, si deux chapitres (sur onze) sont presque exclusivement consacrés à Salimata, il est indéniable que le coeur du récit est concentré sur Fama.
Fama qui d'ailleurs n'est pas épargné : tourné en dérision souvent, dans son obsession de la pureté de la race, dans sa manie d'insulter tout et n'importe quoi, de radoter, de se lamenter... Mais Fama évoluera, pour finir presque dignement, dans une grande lucidité paradoxalement mêlée d'hallucinations dans lesquelles il se voit prince, adulé, honoré, unique, etc.

Les Soleils des Indépendances, c'est donc le récit de cette chute, de ce destin tragique, mais qui est finalement couru d'avance, dont on trouve l'annonce dès les premiers mots du livre.
Mais ce n'est pas seulement l'histoire de la mort, symbolique ou non, d'un homme, qui nous est narrée, ni seulement celle de personnages. L'oeuvre est divisée en trois parties, n'est pas toujours chronologique, avec des lieux et ambitions différentes ; mais ce qui ressort toujours, c'est la réflexion omniprésente (dont je n'ai pas encore trouvé la clef : que pense vraiment Kourouma de ce qu'il souligne avec autant d'insistance ?) sur la cohabitation des traditions et de la modernité. Je pense tout particulièrement à la religion : les Malinkés, peuple dont Fama fait partie, sont musulmans mais restent attachés à la religion traditionnelle par des pratiques hérétiques, telles que la divination, le fétichisme, les sortilèges et sacrifices... Tout un paradoxe qui fonde la société, laquelle hésite entre mythes ancestraux et religion officielle. Et par certains aspects, le roman Les Soleils des Indépendances, dans son récit fidèle de nombreux rituels, de faits de magie, ponctués de symbole, fait figure lui-même de mythe.
Le tout entrecoupé de quelques réflexions politiques, d'une grande virulence dans les rares moments où elles se déploient vraiment, qui critiquent le système communiste, la répression, etc. Dénonciation de l'intérêt humain en général, et pas seulement politiquement parlant, par touches, au fil de l'oeuvre.

Les Soleils des Indépendances, c'est donc une oeuvre riche, complexe, mais qui a ce défaut, je trouve, d'être souvent extrêmement répétitive. Cela est dû notamment au point de vue adopté, au style indirect libre qui laisse libre cours au débit d'injures de Fama, aux invocations à Allah à tout-venant, mais ça en devient pénible. Même si l'introspection poussée des personnalités est intéressante, je me suis assez rapidement lassée. De même, j'ai parfois eu l'impression d'un manque de cohérence dans l'organisation de l'oeuvre, ce qui m'a un peu perturbée.
En bref, un roman qui révèle un monde presque inexploré chez nous autres Européens, et qui, juste pour ça, vaut la peine d'être lu, et exploité.

(PS : et pardon pour le manque de tenue de ma critique, je n'étais guère inspirée, parce que je sature vraiment de l'oeuvre, haha.)
Eggdoll
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le 24 juin 2012

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Eggdoll

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