Les Vagues
8.2
Les Vagues

livre de Virginia Woolf (1931)

Nous passons comme l'éclair devant les sémaphores

Woolf allonge ses six personnages-amis (plus un) sur une paillasse de son laboratoire littéraire où le fonctionnement intime de l’humain sera disséqué, de la prime jeunesse à la vieillesse, sur plusieurs décennies déroulées en monologues alternatifs au présent de l’indicatif : une sorte d’exploit du genre, mais autant le dire, ce n’est pas facile facile.


Un récit en deux temps : le temps du monologue d’abord, celui de l’effrayant solipsisme, de l’infra-langage intime, vient ensuite le temps du langage unifié, du métalangage, le notre, collectif : comment exprimons-nous ce que nous avons à dire, et comment recevons-nous des autres ? Les deux temps ne sont pas séquentiels mais imbriqués, le métalangage émergeant peu à peu, au rythme de la lecture, bien qu’il soit présent dès les premières pages sans que le lecteur en ait conscience.


Nous n’existons pas comme individus mais comme des masses indifférenciées. L’auteur révèle nos propres conditionnements, elle montre, impitoyable, ce qui pense et agit en nous quand nous croyons naïvement agir et penser par nous-même. On peut lui savoir gré de cette démystification salutaire. Cet état vient de nos difficultés pour communiquer et comprendre malgré nos apparences bavardes, jusqu’à nous empêcher de fixer notre identité, jusqu’à la solitude qui « délivre de la pression du regard, de la sollicitation des corps, de la nécessité de la parole et du mensonge ».


Conséquences : chez Woolf, si nous pouvons aimer intensément une petite poignée d’humains, nous en aimerons sans doute de moins en moins, et avec une force déclinante, ou au contraire rayonnante, selon la cadence que l’entropie aura choisi pour nous. Nous ferons du tri sélectif et sans doute mettrons-nous chaque fois la barre un peu plus haut. Au bout du chemin, notre discrimination sera totale : nous finirons alors aussi plein d’amour que l’humanité en est dépourvue.


Pour peu que le lecteur accepte les règles du jeu, ce roman complexe agit comme un puissant sédatif, pas de ceux qui endorment ou ennuient, mais de ceux qui éloignent, apaisent, isolent de l’abrutissement du concret. Ca faisait longtemps que je n’avais lu (dans le sens de l’acte technique réalisé en conscience) avec autant de lenteur désirée. Et de plaisir.

-Valmont-
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le 16 sept. 2018

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