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On peut difficilement lire Les Versets sataniques autrement qu’à l’ombre de la fatwa lancée par Khomeini contre ce livre, son auteur et ses lecteurs, fatwa qui fut une date sombre dans l’histoire de la littérature. La puissance de la prose, de la narration et des images est étouffée sous le scandale et les morts. Mais c’est cela, aussi, qui incline à le lire ou à le relire ; de même qu’on a relu Lolita après MeToo, alors que les années passent et les interminables débats sur l’islam, on peut revenir à ce livre, comme à une source de réflexion, une sorte d’origine.

Comme beaucoup de romans polémiques, il a été très peu lu. Les opposants se sont limités à plusieurs passages considérés comme choquants, diffusés massivement, et qui ont suscité des torrents de violence qui surprennent : émeutes mondiales (particulièrement au Pakistan, en Turquie et en Inde) parfois accompagnées de morts, meurtre du traducteur japonais, tentatives de meurtre accompagnées de blessures graves sur le traducteur norvégien et le traducteur italien, une vingtaine de tentatives de meurtre sur Rushdie lui-même, qui a vécu longtemps sous un faux nom et en changeant d’hôtel tous les deux jours. Sa tête est toujours mise à prix. Très peu lu aussi puisque la fatwa de Khomeiny spécifie que non seulement l’auteur, les éditeurs, les imprimeurs, mais aussi tous ceux qui « ont connaissance de son contenu » sont condamnés à mort. Il y a là un interdit sur la lecture, sur toute réflexion personnelle qui pourrait être tiré d’une lecture même « impie », l’incarnation même du fanatisme : on ne lit pas et on s’en prend à quelqu’un parce qu’un chef a dit qu’il le fallait.

Dès qu’on ouvre le livre, pourtant, on voit l’abondance des procédés de distanciation. Gibreel, le personnage principal, est pris de mysticisme outrancier après sa survie miraculeuse, et se prend pour l’archange Gibreel (Gabriel en français). Ses « visions », mises à distance par son ridicule et sa folie, portent la vie du prophète Mohamed (appelé Mahound dans le livre, là aussi le changement de nom instaure la distance fictive), bien que celle-ci soit très proche des vies du prophète décrites dans les textes musulmans classiques. A la fin, on comprend que les deux récits insérés, Mahound à Jahila et le pèlerinage mené par Ayeesha vers la mer d’Arabie, sont des films (il est précisé que ce sont des bides) tournés par Gibreel. Parmi les mécanismes de distanciation, on trouve donc : la probable folie des deux personnages principaux, en particulier de Gibreel : on ne sait jamais si ce qu’il voit est réel ou non, ce qui est en fait une œuvre fantastique ; les interventions d’un narrateur farceur ; les invraisemblances qui en font une œuvre du réalisme magique ; le vocabulaire cinématographique utilisé pour décrire les scènes, et le fait que dans le dernier chapitre on nous indique que les histoires insérées sont effet des films ; double narration ; non-linéarité ; scènes de rêves ; moments de rupture de syntaxe.

C’est une œuvre complète et complexe : elle montre d’abord le drame de l’émigration, avec le personnage de Saladin Chamcha, cherchant à s’intégrer à l’Angleterre en devenant plus anglais que les Anglais, et se retrouvant tabassé par des policiers le prenant pour un clandestin après sa survie à l’accident d’avion. Le septième chapitre est le récit d’une dynamique raciste menant à des émeutes liées aux violences policières et aux disputes intercommunautaires. Les discriminations subies par les musulmans en Inde sont elles aussi très clairement montrées, notamment dans le chapitre VIII, lors duquel le pèlerinage à pied vers La Mecque fait face aux violences hindous à son encontre. Le personnage de Mahound, double de Mohamed, ne subit pas de violente critique, si ce n’est par des personnages eux-mêmes violemment critiqués (le poète Baal et le traître Salman, les clients du bordel où travaille Baal...). Dans le chapitre II, il est plutôt touchant : persécuté dans Jahilia (double de La Mecque), doutant de ses capacités, mis face à la tentation du compromis avec le polythéisme ; dans le chapitre VI, il est le chef religieux inflexible et puissant ; ces deux facettes, cette évolution, sont une part essentielle de la foi musulmane, et Rushdie ne les remet aucunement en cause, il en montre au contraire toute la beauté, dans des passages fortement inspirés de Salammbô de Flaubert.

L’essentiel des griefs contre le livre repose sur ces deux chapitres qui, rappelons-le, sont vus du point de vue de Gibreel, en plein dans sa folie, et sont aussi des films à scandale (mais des bides) réalisés par ce même Gibreel, pour tenter de relancer sa carrière à la fin de sa vie. Le chapitre 2 reprend l’histoire des « versets sataniques ». Cette histoire fait débat dans la tradition musulmane, mais est acceptée par de nombreuses autorités, cependant pas par Khomeiny, car c’est une histoire rapportée par des sources sunnites (d’où la violence de sa fatwa). Le prophète Mohamed aurait été tenté, huit ans avant l’hégire, par un compromis avec le polythéisme, et aurait fait une prédication dans le sens de la conciliation. Le lendemain, il revient sur cette prédication et affirme que celle faite la veille lui avait été inspirée par Satan qui avait remplacé Gabriel. Le scandale vient du fait que, dans son délire, le personnage de Gibreel affirme que les deux versions ont été dictées par lui-même. Il y a donc là réécriture n’allant pas dans le sens religieux, mise à distance de ce texte, et donc scandale pour un fondamentaliste.

Le chapitre 6 est cependant de loin le plus provocateur. Dans ce chapitre, Mahound revient à Jahilia en conquérant. Le poète Baal, qui s’était moqué de lui, se cache dans un bordel pour échapper à la mort. Ce récit se base sur la véritable vie de Mohamed : il est effectivement rapporté qu’il fit exécuter deux poètes qui faisaient des satires sur lui et la nouvelle foi. Ce bordel continue à fonctionner, même après l’arrivée de Mahound et la conversion de la ville, par compromis avec la population, qui risquerait de se révolter avec un changement social trop violent. Tout d’abord, Rushdie donne voix aux vaincus : les polythéistes de La Mecque, ceux qui refusent de se soumettre, ne se convertissent que pour survivre et mettent en place le marché noir de porc et d’alcool, et continuent d’aller au bordel. Ce bordel devient le lieu où les « insoumis » se plaignent. Ces personnages ne sont pas spécialement sympathiques ; de fait, ils vont au bordel ; de plus, tout dans ces passages rappellent le caractère « satanique » du lieu. Les clients, notamment, pestent contre le nombre de femmes de Mahound, pour lesquelles ils ont une fascination perverse. Elles sont douze. Douze, c’est aussi le nombre de prostituées dans le bordel. Par esprit de perversion mais aussi pour les affaires, la patronne et Baal décident de les renommer avec les noms des douze femmes du prophète, après quoi les clients affluent.

De même que Gibreel et Saladin se transforment l’un en archange et l’autre en diable (mais, à la fin, c’est Saladin qui incarne la vie bonne, tandis que Gibreel termine son délire par un suicide), le chapitre 6 montre l’opposition entre le bien incarné par Mahound et son double négatif en Baal maître du bordel. Contrairement à la destinée complexe de Gibreel et Saladin, le chapitre 6 est assez clair sur cette séparation entre bien et mal : jamais le prophète n’est mis clairement du côté du mal. Évidemment, comme il s’agit d’un roman, tout est mis à distance : si certains versets ont pu être inspirés par Satan, comment savoir si d’autres ne l’ont pas été également ? Salman, le scribe de Mahound, finit par douter de lui et, par une dynamique qu’il qualifie lui-même de satanique, change des mots dans la copie qu’il fait des prédications. Là aussi, un deuxième doute vient sur le texte religieux : a-t-il été correctement recopié par la tradition ? On sait en effet que le Coran a mis plusieurs siècles à être fixé : Salman Rushdie le ramène à sa matérialité de texte. Mahound est par ailleurs un chef de guerre froid, sûr de sa vérité ; tandis que Baal, malgré tous ses vices, semble un humain auquel on peut plus s’identifier.

Milan Kundera, dans Les Testaments trahis, dit que la fatwa de Khomeiny était une attaque contre l’art du roman en tant que tel. Le roman, depuis Rabelais, est le genre de l’inversion, de l’équivoque, de l’explosion des discours, des sens et de la vérité : il y a plusieurs personnages, plusieurs voix, donc jamais un « message » clair et identifiable. C’est le régime du suspens, du bien mis face au mal sans qu’on puisse clairement savoir si le bien est le bien et si le mal est le mal. L’œuvre de Salman Rushdie, qu’on peut qualifier de « rabelaisienne » par bien des aspects, reprend à son compte et développe –avec virtuosité, il faut le dire- cette inversion complète du monde. Comme Rabelais, il rappelle sans cesse qu’il s’agit d’une inversion, et donc pas d’une vérité imposée. Le sentiment religieux, d’ailleurs, est loin d’y être systématiquement soumis à satire, loin de là. Un fanatique ne peut cependant comprendre qu’on affirme qu’il n’y a pas qu’une seule vérité, ou du moins qu’on mette en suspens, le temps d’un roman, cette vérité.

Le dernier reproche, sans doute le plus grave, qu’on a fait à Salman Rushdie, c’est en fait sa propre position religieuse (qui n’apparaît pas dans le roman, mais peu importe pour ceux qui refusent le principe même du roman). Issu d’une famille musulmane, il s’est éloigné de sa religion et s’est défini comme « athée fasciné par le phénomène religieux ». Le crime d’apostasie est, pour un fanatique, le pire imaginable. Si Rushdie était issu d’une famille hindoue, bouddhiste ou chrétienne, il eût sans doute subi une violence bien moindre. Mais, encore une fois, le roman Les Versets sataniques eût aussi bien pu être écrit par un musulman, un hindou ou un chrétien, cela n’aurait pas changé le contenu du roman. Cette position paraîtra choquante aux obsédés de la « position » de l’auteur, mais le roman est justement (en vérité, cela fonctionne aussi pour le théâtre et la poésie) ce moment où l’identité explose, où la notion même d’auteur est mise en suspens. La notion d’auteur a de toute façon été inventée au XVIe siècle pour des raisons de censure ; presque personne ne signait ses textes auparavant (ni plus tard encore les Lumières). Salman Rushdie a choisi de ne pas publier sous pseudonyme ou anonymement, tout d’abord parce que le roman est empli de son style personnel, mais surtout parce qu’il n’imaginait pas la violence à laquelle il ferait face.

Le décret de Khomeiny a formé une digue contre tout discours sur l’islam. On mesure difficilement les conséquences de cet acte. Il ne s’agit pas seulement de la « première note de la musique qui continue depuis », selon la formule de Rushdie, le premier des interdits ayant mené entre autres à Charlie et à Samuel Paty ; non, le décret n’a pas porté uniquement sur la satire et la caricature, mais bien sur tout récit portant sur l’islam. En lisant ce livre et en ayant à côté des pages ouvertes concernant le Coran, l’islam, la vie de Mohamed, je me suis rendu compte de la pauvreté de mes connaissances à ce sujet. Pourtant, je lis beaucoup, et surtout des livres lointains ; ce qui est hors de l’Europe m’intéresse souvent bien plus que l’Europe. Pourquoi, alors, si peu de connaissance ? Parce que, depuis l’affaire Rushdie, personne, même pieux, n’ose écrire une histoire qui traiterait historiquement de l’islam, ou même y faire incidemment référence. Ainsi, un roman comme Boussole de Mathias Enard, qui s’emploie à déconstruire l’altérité Orient/Occident, évite-t-il soigneusement la question de l’islam ; le roman d’Enard est puissant pour diverses raisons, mais, sans une pensée sur l’islam et le christianisme, comment comprendre l’altérité Orient/Occident. Khomeiny a réussi à faire garder un silence, plus peureux que respectueux, sur cette question, ce qui entraîne qu’en « occident » (si ce terme veut dire quelque chose) l’islam reste le radicalement autre, ce dont on ne peut pas parler, même quand on est musulman, l’accusation d’hérésie étant vite dégainée. Ce fait sert le dessein de Khomeiny : l’islam doit rester cet Autre pour que, de son côté, l’occident soit l’Autre de l’islam ; c’est tout bonnement une logique de guerre, et c'est cette logique que combat Rushdie.

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le 24 août 2022

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