Contre-exemple – Recension de guerre – Revenir à André Breton

« Hier soir, j’ai voulu vous écrire un mot – et puis quand je commençais la taille du crayon, l’enfer a recommencé » (à Jeanne Derrien, 5/5/17)

Les recueils de lettres ou correspondances exigent souvent une deuxième lecture, qu’elle succède immédiatement à l’autre ou non, un peu de temps entre est même préférable, il en ressort autre chose. Ma connaissance de ce précurseur surréaliste restait limitée, je ne savais rien de sa brève vie avant 1914 en dehors de quelques échos. Je suis allée droit à cette dernière édition facilement disponible, qui rassemble ce qui est connu de l’auteur à partir de son immersion dans la guerre. C’est un contre-exemple type ; car les « Lettres de guerre » initiales, publiées par André Breton dès 1919, prenaient tout leur sens – ici dilué – dans leur petit nombre assorti à la double entente de leur titre.

« Tout de même, si la guerre n’allait jamais finir ? – Tant cela apparaît par instants comme une nouvelle vie organisée – on ne sait plus quelle opinion avoir. » (à Jeanne Derrien, 11/5/17)

Qu’aurait dit Breton après la lecture croisée de toutes ces lettres contemporaines de celles que lui adressait Jacques Vaché ainsi qu’à Théodore Fraenkel et Louis Aragon ? Rien sinon ce qu’il analyse dans son « Anthologie de l’humour noir » (édition définitive J-J. Pauvert, 1966) auquel il faut se référer et ne jamais perdre de vue, afin de dépasser l’impression seule que l’entourloupeur jouait sur plusieurs tableaux, s’adaptant à ses interlocuteurs et leurs attentes selon les siennes :

« Nullement abstentionniste, cela va sans dire, il arbore un uniforme admirablement coupé et, par surcroît, coupé en deux, uniforme en quelque sorte synthétique qui est, d’un côté, celui des armées « alliées », de l’autre celui des armées « ennemies » et dont l’unification toute superficielle est obtenue à grand renfort de poches extérieures, de baudriers clairs, de cartes d’état-major et de tours serrés de foulards de toutes les couleurs de l’horizon. Les cheveux rouges, les yeux « flamme morte » et le papillon glacial du monocle parfont la dissonance voulue continuelle et l’isolement. Le refus de participation est aussi complet que possible, sous le couvert d’une acceptation de pure forme poussée très loin : tous les « signes extérieurs de respect », d’une adhésion en quelque sorte automatique à ce que l’esprit trouve précisément le plus insensé. Avec Jacques Vaché plus un cri, pas même un soupir : les « devoirs » de l’homme », dont toute l’agitation de l’époque entraîne à prendre pour type le « devoir patriotique » défient jusqu’à l’objection, qui, à ses yeux, serait encore de bien trop bonne grâce. Pour trouver le désir et la force de s’opposer, encore faudrait-il être moins loin de compte. À la désertion à l’extérieur en temps de guerre, qui gardera pour lui quelque côté palotin, Vaché oppose une autre forme d’opposition qu’on pourrait appeler la désertion à l’intérieur de soi-même. Ce n’est même plus le défaitisme rimbaldien de 1870-71, c’est un parti pris d’indifférence totale, au souci près de ne servir à rien ou plus exactement de desservir avec application. Attitude individualiste s’il en fut. Elle nous apparaît comme le produit même, le produit le plus évolué à cette date, de l’ambivalence affective qui veut qu’en temps de guerre, la mort d’autrui soit considérée beaucoup plus librement qu’en temps de paix et que la vie de l’être devienne d’autant plus intéressante que celle de l’ensemble est moins généralement épargnée. […] Un surmoi de pure simulation, véritable dentelle du genre, n’est plus retenu par Vaché que comme parure ; une extraordinaire lucidité confère à ses rapports avec le soi un tour insolite, volontiers macabre, des plus inquiétants. C’est de ces rapports que jaillit à jet continu l’humour noir, l’Umour (sans h) selon l’orthographe inspirée à laquelle il recourt […] »

D’où ces lettres déconcertantes de prime abord qui contrastent, sorte de chronique convenue expédiée aux papa-maman bien comme il faut ; à la tante maternelle, à Jeanne Derrien l’Amie Jeannette, destinataires pour leur part de lettres plus hybrides. Il est permis de penser qu’elles lui servaient, par leur routine, de contrepoids pour maintenir son équilibre face à ce qu’on lui imposait de vivre ; à côté de ce qu’il développait en s’affirmant avec Breton et compagnie, librement. Les lettres aux anciens amis annoncent quelque peu celles expédiées aux nouveaux (la photo reproduite en page 76 des trois copains nantais qui posent ensemble au moment de leur mobilisation est saisissante : chacun, à ce tournant de leur existence, reflétant par son expression propre ce que sera son destin). J’apprécie la duplicité vachesque de ce caractère de 19 à 23 ans, qui voit sa vie réquisitionnée par un conflit politico-économique absurde et qui fait front.

« […] l’assurance répétée de l’existence quelque part d’un autre soi-même – de l’assurance en somme qu’il existe une autre personne qui sente un peu comme soi – autre chose que tous ceux-ci… » (à Jean Sarment, déc.14/janv.15)

« Chère maman, - Enfin un peu de calme – et la reprise d’une vie à peu près organisée – Je t’écris de dessous une tente, après avoir passé par toutes sortes de trous – Jamais je n’ai eu si froid de ma vie, je crois – Et puis c’est la vie absolument sauvage, dans un pays prodigieusement dévasté, à un point auquel le cauchemar n’atteint pas - » (29/3/17)

« Quel trou – quel trou – quel trou ! Cela me confond toujours un court instant qu’il y ait là des individus qui y… vivent – durant une vie – Enfin !! – eux aussi « sont des gens sains » - « des vieux c… » - « qui n’y comprennent rien » - Tas de pauvres diables mornement humoristiques – avec un appareil digestif et un ventre – Mes frères – […]

– Donc je suis dans ma famille – » (à A. Breton, 27/5/16)

« Mais je n’ai jamais eu l’intention de reculer devant les conséquences de mes actes […] Et puis ma conduite semble tellement contradictoire avec mon caractère réel que je suis absolument à court de mots pour essayer de l’expliquer – Je te demande de ne pas croire aux apparences – J’ai beaucoup, beaucoup plus d’affection pour chère maman et toi que tu ne peux croire – Mais – que veux-tu, la guerre, qui ne m’a pas fait, tu en conviendras, une jeunesse très gaie, ne m’empêche pas d’avoir mon âge, et j’achète mon expérience – Jusqu’ici je n’estime pas encore l’avoir payée trop cher. » (à son père, 3/9/18)

Détaché ne veut pas dire insensible, c’est vouloir cesser d’être trop touché. Maîtrise difficile à soutenir, si jeune, si neuf.

« - Votre tapis éclate sur une caisse à cartouches, entre une photo et une petite bonne femme rose et en bois – » (à Jeanne Derrien, 7/7/17)

« Je suis presque toujours en prison pour le moment, c’est, pour l’Été, plus frais – » (à T. Fraenkel, 12/8/18)

Enfin, après la lecture sans discontinuer des lettres des deux dernières années de la guerre, 1917 et 18, stagnantes puis bousculées d’évènements, exprimant la lassitude, les tensions, l’exaspération à son comble entre le va-et-vient des permissions accordées, l’évidence poignante s’impose : la mort d’un survivant incrédule qui persiste à refuser. Jacques Vaché dit non et répond par sa mort. Suicide ou accident, franchement la question est ridicule. Croit-on vraiment que Breton évoque le suicide à la légère ? André Breton a agit en ami sensible à ce coup de foudre amical réciproque interrompu en plein vol, dont il a capté l’essence ; pour ne pas enterrer Jacques une seconde fois comme le feront ses parents. Il n’y a que les imbéciles pour lui tomber dessus avec leurs piètres accusations de mystification, de récupération ou d’appropriation. À la manière il faut bien le dire du cousin germain maternel de Vaché - sans doute installé ancien combattant modèle -, que la destinée posthume de son ex-proche au comportement condamné et rejeté dépasse visiblement, tant il ramène les choses à son propre niveau de compréhension.

« J’ai retrouvé un bout de sœur dorée sur tranche (oh – pas tout de même ma couleur, heureusement) – avec deux yeux noirs profondément insolents, enfoncés sous un crâne décidé – elle ne sera pas bien commode non plus celle-ci ! » (à Jeanne Derrien, 29/6/17). Hommage à Marie-Louise Vaché, née en 1916, qui sera soigneusement tenue dans l’ignorance de l’existence de ce frère de vingt-et-un ans son aîné.

« Un mot » sur l’emballage universitaire bien-comme-il-faut de cette édition, en particulier l’appareil critique de notes qui accompagne les lettres. Si la plupart des informations qu’on y trouve n’est pas inutile en précisant le contexte spécifique ou familial, que de notes superflues pour ne rien dire, uniquement destinées à faire du remplissage ou imposer l’interprétation littérale sans grande imagination des commentateurs-éditeurs. Dans des éditions récentes de textes d’auteurs classiques, établies par d’éminents spécialistes n’est-ce pas docteurs en littérature, etc., je suis déjà tombée surprise sur ce genre d’interventions savantes censées nous apprendre que « des degrés sont des marches d’escalier » ou bien que « Les Milanais sont les habitants de Milan, qui est la capitale de la Lombardie »... Areuh ? On en est là. C’est dire en quelle considération est tenu le lecteur. Par ailleurs, les remarques et interprétations n’engagent ici que leurs auteurs, mais c’est comme si on cherchait à prévenir toute autre perception possible, pour garantir une version officielle uniforme. Suffisamment grand et indépendant - normalement, le lecteur, dont l’opinion diffèrera de celle imprimée, n’a pas besoin de cette traduction assistée, cadrée, canalisée, mâchée pour néo-générations diplômées ne sachant soustraire correctement de tête 3,25 de 5 (je n’invente pas : ce qu’on en fait).

En somme, cela aboutit à ce que Jacques Vaché en soit réduit à ne plus être qu’un inoffensif et curieux objet d’étude, simple esthète viré guerrier soucieux de sa mise dans la gadoue, personnalité fantasque qui finalement n’aurait nuit qu’à lui-même, dont la charge contestataire initiale se voit ainsi désamorcée et neutralisée.

« […] et sera umore celui qui sentira le trompe-l’œil lamentable des simili-symboles universels – » (à A. Breton, 18/8/17)

Cette impression globale se vérifie selon moi par le fait que ce travail de rassemblement des lettres de Vaché ait opportunément pris place dans le cadre des commémorations de 14-18, soutenues par ses relais médiatico-culturels aux ordres : petite cocarde en guise d’estampille officielle, mention « Ouvrage publié avec le soutien de la Mission du centenaire de la Première Guerre mondiale… », « groupement d’intérêt public, blablabla », émanation du gouvernement d’alors et de toujours. Elle est bien plutôt là, la véritable et choquante récupération de Vaché dont « naturellement » on accable Breton.

« Pourquoi faut-il que tout ce qui nous rattache à l’armée française – qui s’obstine à nous faire faire une besogne d’officier de liaison – de ravitaillement – de surveillance – de génie – de transport – sans nous donner régulièrement le rang que nous accordent – de leur propre autorité – les officiers anglais – ! – Tout ce qui rappelle l’armée française – Hélas ! – est mesquin, un peu ridicule et enfantin – Ils semblent parfois (ces braves gens – très loin à l’arrière –) vouloir se rendre grotesques – et nous rendre grotesques – à plaisir aux yeux anglais – Enfin ! – C’est comme cela – n’est-ce pas – que nous gagnerons la guerre – sans le vouloir !... » (à Jeanne Derrien, 17/5/17)

Pour toutes ces raisons - et malgré la présence dans ce volume de quelques photos et reproductions d’une sélection de dessins dont il illustrait ses lettres, si l’on veut prendre connaissance des missives de Jacques Vaché, mieux vaut sans doute privilégier les différentes éditions originales, celles de Breton bien sûr, en se donnant la peine de les dénicher – Well.

« Bien – maintenant le chicot-crayon – se raccourcit et casse – Et il fait une chaleur pleine de mouches et d’odeurs de boîtes de conserves entr’ouvertes. Je suis votre serviteur. » (à A. Breton, 16/6/17)

JeanneAymard
10
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste Si vous passez par là

Créée

le 6 nov. 2023

Critique lue 21 fois

JeanneAymard

Écrit par

Critique lue 21 fois

D'autres avis sur Lettres de guerre

Lettres de guerre
JeanneAymard
10

Contre-exemple – Recension de guerre – Revenir à André Breton

« Hier soir, j’ai voulu vous écrire un mot – et puis quand je commençais la taille du crayon, l’enfer a recommencé » (à Jeanne Derrien, 5/5/17)Les recueils de lettres ou correspondances exigent...

le 6 nov. 2023

Du même critique

Perspective dépravée
JeanneAymard
10

Critique de Perspective dépravée par JeanneAymard

Il est des ouvrages d’Annie Le Brun dont il n’est jamais question ; personne n’en parle ou presque, on les cite à la rigueur au milieu du reste mais c’est tout. Ce sont les textes de la décennie...

le 29 sept. 2023

1 j'aime

Cascades
JeanneAymard
10

Critique de Cascades par JeanneAymard

La lecture d'Annie Le Brun m'a fait connaître le discret et élégant Radovan Ivsic. Limpide, net, remarquable.Je retiens ce passage parmi d'autres :"[...] c'est le début d'une époque où l'esprit, où...

le 15 août 2023

1 j'aime