«Qu’est ce qu’un "grand peintre", au-delà des hasards du talent personnel ?»

Dans ce récit publié en 1990, Pierre Michon, comme il l’avait fait pour Van Gogh dans Vie de Joseph Roulin (1988), évoque indirectement trois peintres célèbres, Francisco de Goya, Jean-Antoine Watteau et Piero della Francesca, vus par les yeux de ceux, demeurés anonymes, qui les ont côtoyés : Les possibles témoins de l’ambition de Goya ; Lorentino d’Angelo, obscur disciple de Piero della Francesca rendant une ultime visite à son maître vieillissant et devenu aveugle - ou comment passer de serviteur à maître - ; et le curé de Nogent, à la figure immortalisée par Watteau en Pierrot, spectateur du désir insatiable de peinture et de chair du maître.

«Dans sa jeunesse, ne pas avoir toutes les femmes lui avait paru un intolérable scandale. Qu’on m’entende bien – lui, on ne peut plus l’entendre : il ne s’agissait pas de séduire ; il avait plu, comme tout un chacun, à ces deux, sept, trente ou cent femmes qui à chacun sont imparties, selon sa taille et sa figure, son esprit. Non, ce dont il enrageait, dans la rue, dans les coulisses et les échoppes, à la table de tous ceux qui l’accueillirent, chez les princes et dans les jardins, partout enfin où elles passent, c’était de ne pouvoir arbitrairement décider de disposer d’une, épouse du mécène, fillette ou vieille catin, de l’index la désigner, qu’à ce geste elle vint et tout aussitôt s’offrît, et que la jetant là ou l’emportant ailleurs, tout aussitôt il en jouît. Qu’on m’entende encore : il n’était pas question de les y contraindre, qu’une loi ou quelque autre violence les y contraignît ; non, mais qu’elles le voulussent comme il les voulait, indifféremment et absolument, que ce désir leur ôtât tout discours comme à lui-même il l’ôtait, que d’elles-mêmes enfin elles courussent au fond du bois et muettes, allumées, sans le souffle, s’y disposassent pour qu’il les consommât, sans autre forme de procès.»

Avec ses phrases qui ont l’air d’hésiter et se construisent par couches, des mots agencés par un écrivain coloriste en recherche d’absolu, le texte de Pierre Michon semble reproduire les attentes et les gestes du peintre, qui, touche après touche, cherche à atteindre le plus-haut, comme si l’écrivain devait en passer par la peinture pour approcher au plus près l’énigme de sa propre création.

«Je n’ai pas envie de davantage le dépeindre au travail ; qu’on sache seulement qu’il effleurait la toile à petits coups brusques ; qu’il peignait court ; qu’il n’était pourtant pas un pouce de son corps qui ne participât à ce presque rien ; que ses grands mouvements de tout le bras, de tout le jarret, de loin jetés comme pour fouetter violemment la toile et jouir de cet éclat, se résolvaient dans un attouchement furtif, une caresse exaspérée, empêchée : il fomentait dans l’air un paraphe despotique et signait d’une petite croix tremblée ; il préparait une gigantesque gifle et ne posait qu’une mouche sur la joue d’une Colombine»

Habité des désirs futiles et dérisoires d’une petite vie d’homme, visant à la hauteur extrême d’un art sacralisé, à cet instant où «l’art confine à la métaphysique», mais toujours conscient que son art n’est qu’une falsification, le grand artiste est toujours entre-deux, allant de l’un à l’autre, maître et serviteur.

«Elles se demandaient un instant pourquoi il avait choisi de peindre, si peindre à la fois était un pensum et une plaisanterie, le navrait jusqu’aux larmes et le tordait de rire ; pour avoir pignon sur rue et rouler carrosse, pensaient-elles ; peut-être aussi pour souffrir et se moquer de tout, tant l’homme est curieux.»

Pierre Michon, je suis votre serviteur.
MarianneL
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le 21 avr. 2014

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