Un fait divers instructif :
L'affaire de Hautefaye est sans doute l'une des affaires les plus glauque mais les plus intéressante pour savoir à quel point "l'effet de foule" ou "le lynchage" peut partir très vite de rien. En Août 1870, alors que la guerre Franco-Prussienne fait rage, lors d'une foire d'un petit village de Dordogne, Alain de Monéys, un habitant du coin, est pris comme bouc émissaire par la foule et accusé d'être un agent prussien alors que celui-ci n'avait strictement rien fait. La foule s'auto-excitant de plus en plus, il est torturé par la foule, brûlé et aurait même été mangé par certains des assaillants. (Ceci n'est pas un spoil, c'est écrit sur l'arrière de couverture du roman.)
Si on a théorisé une possible "haine anti-noble", il est largement plus probable que c'est un climat de paranoïa et une forme de "folie collective" qui a commencé à prendre la foule. L'affaire est très intéressante aussi pour voir à quel point celle-ci est un mélange de "Syndrome de Génovèse" (la responsabilité se diluant dans la masse) et d'expérience de Milgram, tant la foule n'a fait que suivre des meneurs auto-proclamés.
Le roman de Jean Teulé, malgré ses nombreux défauts (voir plus bas...) et son voyeurisme larmoyant, a l'avantage de mettre en évidence pas mal de points intéressants, notamment le fait que tout le monde était égal dans ce massacre. Celui ci a été perpétué de manière complètement arbitraire aussi bien par des gens qui connaissaient la victime que par des gens qui ne le connaissaient pas ou par des gens instruits que par des paysans illettrés. Intéressant aussi de voir que les rares personnes qui ont tentés de défendre la victime n'ont rien non plus en commun.
Un autre fait instructif est l'échec des figures d'autorité qui auraient pu sauver De Monéys, laissant la foule se faire justice elle-même pour expier un crime qui n'a jamais existé :
Les gendarmes les plus proches se trouvent à plusieurs dizaines de kilomètres. Le curé du village va tenter de faire boire les assaillants pour les calmer ce qui aura presque l'effet inverse. Le maire du village va laisser faire dans un acte de non-assistance à personne en danger, par peur pour ses biens matériels.
De plus, le roman se permet aussi deux pointes très ironiques :
L'affaire a débuté sous prétexte qu'un type aurait crié "Vive la République" et l'on soupçonne De Monéys de ne pas dire "Vive l'Empereur." Au final, au moment du jugement des lyncheurs, l'empereur sera tombé et ils seront jugés par la Deuxième république. A noter que ce changement de régime est accueilli par un "ha bon ?" de la part de gens qui se sont sentis capables de tuer pour Napoléon III.
Au milieu du roman, on demande aux assaillants de se calmer et de laisser les gendarmes régler l'affaire. La foule refuse car : "C'est au peuple de se faire justice elle-même." Lorsque les assaillants seront à leur tour jugés, des gens dans la foule demande à ce qu'ils soient livrés à eux car "c'est à nous de faire justice."
En bref : L'affaire nous laisse avec une tuerie qui n'aura servie à rien symboliquement et dont personne n'aura retenue les leçons.
Pourquoi c'est mal écrit :
Le gros problème de ce court livre c'est l'écriture de Jean Teulé. Ce n'est pas assez littéraire pour assumer un réel parti-pris et au final, ça n'en rajoute que pour se complaire dans une forme de larmoyance glauque.
Ainsi, le roman commence par une introduction des personnages manquant totalement de naturel, le premier chapitre étant une discussion entre Alain de Monéys et ses parents introduisant la situation à coup de forceps: Alain de Monéys décide d'aller à la foire et on insiste bien sur le fait qu'il est gentil, qu'il aime ses voisins, que la guerre avec la Prusse fait rage, etc... On sent direct des phrases qui n'ont de sens qu'afin d'introduire l'histoire et que personne ne prononcerait dans la vie réelle. Pour une entrée en matière, c'est agaçant.
De plus, alors qu'il tente de faire un récit circonstancié des événements, lieux par lieux, avec carte à l'appui, Jean Teulé rajoute des phrases littéraire du plus mauvais effet. Alors que le simple récit des événements devrait nous faire sentir de l'empathie pour le personnage, l'auteur se sent le besoin de rajouter des paragraphes ampoulés. J'en prend un au hasard :
"Triste corps, combien faible et combien punit, il a des fourmis
plein les talons [...] Son âme flue des rêves fous parmi des gens
cafards à vous dégouter d'être au monde. En venant à la foire son rêve
était au bal, je vous demande peu ! Il a méconnu sa destinée."
Autre grief, lorsqu'on compare avec l'article wikipédia de l'affaire, (abondamment sourcé) on se rend compte à quel point Jean Teulé au fond, manipule les faits.
Alain de Monéys y est un peu décrit comme un beau jeune homme, un coup d'oeil sur wikipédia vous apprendra que c'était un type chauve de 32 ans au physique très commun. Sans doute l'envie, très subtile, de Teulé de faire un parallèle entre son lynchage et le chemin de croix du christ. Celui-ci est toujours présenté comme quelqu'un qui a passé sa vie à aider les autres sans en attendre rien en retour et le roman fait lourdement le parallèle une ou deux fois.
De même, il est souligné que les bourreaux étaient des camarades d'enfance ou des voisins d'Alain de Monéys qui auraient perdus la raison sous le coup de l'effet de foule et de la chaleur. Et lui de répéter parfois des phrases comme "souviens toi, on jouait ensemble enfant..." En fait, ils ne le connaissaient pas. Teulé présuppose qu'il avait peut-être trainé enfant avec ceux qui ont le même âge que lui... mais rien ne l'indique. Ça n'est pas parce qu'enfant, on habite dans les environs du même village qu'on se fréquente, encore moins à une époque où le passage à l'école n'était pas obligatoire.
Et le truc qui fait perdre le sel de l'affaire :
Il n'y a pas eu de cannibalisme sur le corps d'Alain de Monéys. Seules des rumeurs ont amplifiés l'affaire et le témoin ayant entendu dire le que le Maire aurait prononcé "Mangez-le si vous voulez" s'est finalement rétracté. Dommage pour la folie collective qui rend ce fait divers marquant.
A la limite j'accepterais ces distorsions qui font parties des "arrangements acceptables avec la vérité" que peuvent comporter de romans historiques et autre biopics, si Teulé n'en avait pas rajouté UN élément que je trouve vraiment malsain.
En effet, il y a dans le récit une histoire "d'amour" qui aurait été naissante entre De Monéys et une jeune repasseuse du coin. Pas besoin de faire des recherches lointaines pour comprendre qu'il s'agit d'un élément inventé pour le récit. Mais du coup, cet élément ne fait qu'encore plus rajouter dans la souffrance du protagoniste principal, qui a déjà largement eu son lot de souffrance dans le roman !
En effet, De Monéys voit la femme qu'il aime tenter de l'aider sans le pouvoir, rajoutant à la torture physique de la torture psychologique. Le pire, étant lorsqu'il décrit la jeune fille en train de draguer puis de se laisser violer volontairement par l'un des agresseurs, âgé de 14 ans, afin que celui-ci ne participe pas au massacre (en vain.) Le tout se déroulant dans une grange où l'on a momentanément laissé De Monéys, qui voit donc toute la scène alors qu'il est en train de se vider de son sang.
Ha, et à la fin, une des cannibales va faire exprès de manger les rognons de la victime sous les yeux de la jeune fille avec moult clins d'oeil.
Et évidemment, la fille est enceinte suite à son viol et se suicide à la fin du roman.
Ces passages sont particulièrement insoutenables et rajoutent au malaise du roman.
Au final, on se dit que sur les 130 pages du roman, 25 sont consacrées à la mise à place des éléments, 25 à ce qu'il s'est passé après... ce qui laisse environ 80 pages sur les deux heures qu'aura duré la torture d'Alain De Monéys. Torture dont les accusés au final semble dire "on ne sait pas ce qui nous a prit" sans qu'aucun développement psychologique ne soit appliqué alors qu'il y avait justement de quoi faire.
En sortant du livre :
Une chose réussie par le livre est qu'il ne laisse pas indifférent. Ainsi je l'ai lu lors d'un covoiturage en plein milieu de la canicule d'Aout 2016. Au sortir de la voiture, il faisait chaud (comme dans le roman) et j'avais l'impression à voir les gens dans les rues, que ceux-ci allaient potentiellement se jeter sur moi.
Jean Teulé a provoqué chez moi de la paranoïa. Bravo.