"Pour être hanté, nul besoin de chambre, nul besoin de maison, le cerveau regorge de corridors plus tortueux les uns que les autres." Emily Dickinson


J'avais déjà lu les Mémoires d'Hadrien il y a quelques années de cela, et je me souviens même que j'en avais lu la plus grande partie lors d'un voyage à Barcelone, dans le cadre de mes études, ce qui bien entendu a rendu ma seconde lecture, bien au calme dans mon univers habituel, radicalement différente. Il faut dire aussi que mes trois années d'histoire de l'art, et a fortiori d'études de l'art antique et de l'art romain en particulier, m'ont également permis de porter un regard neuf et sans nul doute plus profond sur cet ouvrage extraordinaire.


Il a toujours fait partie de mes livres préférés, d'une part par l'écriture qui est sinon magnifique, du moins tout simplement brillante. Et, d'autre part, par la force du message qu'il cherche à faire passer, ou devrais-je dire des messages? C'est, à mon avis, un des ces ouvrages intemporels, ou plutôt qui sont de toutes les époques. Marguerite Yourcenar a choisi de raconter une histoire, celle de l'empereur Hadrien, qui est lui même le conteur de sa propre existence, apportant ainsi un regard personnel, loin d'être impartial bien évidemment mais donc tellement plus intéressant. Mais c'est aussi le récit d'une histoire qui a fait l'Histoire avec un grand H. C'est le récit d'un destin individuel, qui a participé à l'histoire universelle, au destin d'un peuple qui a marqué à jamais les entrailles de l'histoire, de l'art, de la littérature et de la philosophie, l'épopée d'un homme en lutte avec lui-même mais aussi avec les aléas de la vie, et ses responsabilités d'empereur, de chef de guerre. C'est le récit d'un homme cultivé, épris de culture grecque mais profondément dévoué à la gloire et la survie de Rome; c'est le compte rendu d'un compromis complexe entre un désir de paix et une envie de continuation d'une politique en marche depuis des générations. Mais c'est aussi l'histoire émouvante d'un homme aimé et qui a aimé, jusqu'à la mort et jusqu'à l'oubli de soi.


Être empereur nécessite avant tout de faire preuve d'abnégation. Renoncement qui peut-être affreusement dur et douloureux, mais qui est nécessaire pour le bien de l'empire. Et il me semble que c'est ce qu'Hadrien tente en partie de faire comprendre dans sa lettre, c'est qu'aussi dévoué à son rôle et aussi fidèle à l'empire qu'un empereur puisse être, le renoncement ne peut jamais être total. Car en cessant d'être soi, on cesse de désirer, et sans désir il ne peut y avoir d'existence, ni de progression. En tant qu'empereur, il a fait des choix qui allaient parfois contre sa volonté mais qu'il savait justes ou du moins nécessaires pour atteindre un but plus noble ou plus grand. Mais il n'a jamais perdu de vue qu'un gouvernement, quel qu'il soit, n'est pas une entité vide avide de pouvoir, mais avant tout un agrégat d'individus, un ensemble d'êtres désirants et vivants qui aspirent à la paix et au bonheur, une communauté. Il a su comprendre que les armes les plus puissantes n'égalaient pas une alliance et que les faiblesses d'un homme n'en réduisent pas pour autant ses forces et ses vertus. Hadrien a tenté de rendre toutes ces forces qui semblent nous animer mais dont on ne peut saisir l'origine ni embrasser la portée. Ce qui est le plus marquant et saisissant dans ce livre, c'est cette sorte de porosité permanente entre deux états: l'éveil et les songes, la vie et la mort, l'amour et la haine, l'espoir et le découragement... comme si d'une certaine manière l'un était toujours contenu dans l'autre, comme si on ne pouvait boire jusqu'à la lie une seule coupe. Il y a notamment un passage comme celui-ci:


"Mais ce qui m'intéresse ici, c'est le mystère spécifique du sommeil goûté pour lui-même, l'inévitable plongée hasardée chaque soir par l'homme nu, seul, et désarmé, dans un océan où tout change, les couleurs, les densités, le rythme même du souffle, et où nous rencontrons les morts. Ce qui nous rassure du sommeil, c'est que l'on en sort, et qu'on en sort inchangé, puisqu'une interdiction bizarre nous empêche de rapporter avec nous l'exact résidu de nos songes. Ce qui nous rassure aussi, c'est qu'il guérit de la fatigue, mais il nous en guérit, temporairement, par le plus radical des procédés, en s'arrangeant pour que nous ne soyons plus."


Mais ce qui frappe le plus, c'est aussi cette atmosphère profondément triste, ou plutôt mélancolique, avec un mélange de résignation, de dernière tentative de rébellion, et d'acceptation. C'est un récit de vie, marqué par l'expérience, par les blessures d'une vie intense et héroïque dans le sens premier du terme, c'est à dire celle d'un être mi-dieu, mi-homme. Car c'est ce stade qu'atteint Hadrien au fur et à mesure que l'on tourne les pages. Et les nombreuses allusions et parallèles avec l'histoire d'Achille et Patrocle prennent alors tout leur sens. Hadrien est un nouvel Achille, Antinoüs un nouveau Patrocle. Les liens affectifs entre les deux hommes valent tous les empires, tous les trésors, des Sept Collines aux plaines de Judée. La douleur de la perte d'un être cher ne saurait être éphémère, même pour un empereur. C'est là tout le paradoxe de l'existence humaine. Tout homme veut accomplir de grandes choses, il cherche à laisser une trace, une empreinte sur le monde qui ne saurait être effacée. Il aspire à ne pas être oublié; au fond, il cherche à ce que son histoire écrive l'Histoire. On se dit tous que nous n'avons rien accompli qui ait quelque valeur... mais de la valeur aux yeux de qui? Tout ce qui nous importe, c'est de continuer à exister à travers le souvenir. Or, avec des destins exceptionnels comme celui d'Hadrien, ou d'Alexandre ou de quelques autres grandes figures de l'Histoire, c'est bel et bien l'Histoire en train de s'écrire à laquelle nous assistons. Les propos que Marguerite Yourcenar fait tenir à Hadrien étaient vrais pour l'époque de son personnage, mais ils l'étaient aussi pour sa propre époque à elle, et pour la nôtre.


"Nos faibles efforts pour améliorer la condition humaine se seraient que distraitement continués par nos successeurs; la graine d'erreur et de ruine contenue dans le bien même croîtrait monstrueusement au contraire au cours des siècles. Le monde las de nous se chercherait d'autres maîtres; ce qui nous avait paru sage paraîtrait insipide, abominable ce qui nous avait paru beau. Comme l'initié mithriaque, la race humaine a peut-être besoin du bain de sang et du passage périodique dans la fosse funèbre. Je voyais revenir les codes farouches, les dieux implacables, le despotisme incontesté des princes barbares, le monde morcelé en états ennemis, éternellement en proie à l'insécurité. D'autres sentinelles menacées par des flèches iraient et viendraient sur le chemin de ronde des cités futures; le jeu stupide, obscène et cruel allait continuer, et l'espèce en vieillissant y ajouterait sans doute de nouveaux raffinements d'horreurs."


Nous savons tous où nous en sommes arrivés, n'est-ce pas? Et au fond, il est sans doute vrai que l'histoire est un éternellement recommencement, comme l'édicte l'adage. Alors la question est "Pourquoi?". Pourquoi continuer, se battre pour améliorer la condition humaine si quoi que l'on fasse, les choses finiront toujours par redevenir ce qu'elles étaient, s'il faudra encore une fois repartir à zéro? Pourquoi se lever le matin, s'infliger une discipline à laquelle on voudrait volontiers échapper? La réponse d'Hadrien est Antinoüs. C'est l'amour: d'un être, de la patrie, de son prochain, de l'histoire, de l'art, de la philosophie. Inscrire dans la pierre une pensée, une ambition, un rêve. Construire des monuments de papier, des architectures de rêve et de pierre pour permettre à l'humanité de se rappeler. Pour l'aider à se souvenir d'un homme, d'une tragédie, d'une victoire... Pour tirer un enseignement de nos erreurs, même si nous devons les reproduire. Lorsque l'on déambule entre les colonnes d'un temple grec, ou bien que l'on s'abrite à l'ombre d'une pyramide ou du colosse de Memnon, le poids de l'Histoire est réel; on ne peut échapper à ce sentiment d'immensité qui nous étreint et nous coupe le souffle un bref instant. On sait qu'il y a eu des hommes pour honorer ses dieux, des batailles pour préserver ces lieux, des rires pour habiter ses ruines. Et soudain on comprend pourquoi la dernière phrase du livre est celle-ci: "Un instant encore, regardons ensemble les rives familières, les objets que sans doute nous ne reverrons plus... Tâchons d'entrer dans la mort les yeux ouverts..."


Les pyramides ne sont que des tombeaux somptueux pour des corps sans âme, mais ils sont le témoin du désir des vivants pour honorer ses âmes. Les statues de marbre ne sont que des blocs de pierre, mais elles sont des pierres semées le long du chemin pour se souvenir de la route à emprunter dans la mémoire. Yves Bonnefoy a écrit "Nous sommes des navires lourds de nous-mêmes débordant de choses fermées".
Au fond, ce qui importe dans un portrait, ce n'est pas la ressemblance d'un nez, ou la virtuosité du rendu d'une boucle de cheveux (même si ce sont des choses que l'on admire, surtout moi en tant qu'étudiante en histoire de l'art). Non, ce qui importe c'est que l'on ait cherché à se souvenir. C'est là tout le caractère sacré de l'image que je ne vais pas développer ici car il faudrait des dizaines de livres pour cela. Mais les Egyptiens ne prêtaient pas d'attention à la ressemblance. Ce qui comptait réellement était simplement l'essence d'une chose. Le portrait est réellement né sous l'empire romain. Ce sont les Romains qui ont pleinement donné au portrait ses lettres de noblesse. Le droit à l'image, le "ius imaginem" n'a été pendant longtemps accordé qu'à une petite partie de la population, les aristocrates et les riches familles romaines. Elles seules avaient le droit de perpétuer leur image et donc leur souvenir. Et c'est donc les Romains qui ont, d'une certaine manière associé l'idée de la mort et de l'image du mort à celle du souvenir. Je trouve ça d'autant plus intéressant concernant les Mémoires d'Hadrien.


C'est donc le testament d'un homme sage, qui a tenté de vivre dignement, et de mourir de la même manière. Un homme qui a su aimé et être aimé, qui a su être tenace sans être têtu, courageux sans être téméraire, prudent sans être peureux, autoritaire sans être tyrannique, fidèle ami sans être aveugle à la trahison, adoré sans être pédant, dieu sans cesser d'être homme. Il a voulu un homme qui soit son digne continuateur... ce fut Marc Aurèle.

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le 28 oct. 2018

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