Mésopotamie
7.8
Mésopotamie

livre de Jean Bottéro (1987)

Il y a beaucoup de redites dans Mésopotamie, notamment parce que seuls deux chapitres sur quinze ne sont pas des articles publiés auparavant – la plupart au début des années 1980 – et Jean Bottéro n’a pas toujours tranché dans le vif. Cela dit, le moindre maître d’école sait, ou devrait le savoir, que la redite est une base de la pédagogie… Et puis, la répétition colle assez bien à l’image que le livre donne de son auteur : celle d’un puits de science de la vieille école, d’un passionné pour qui « dans tous les plans, y compris celui de l’intelligence, tout ce qui est utile est servile et de soi inférieur à ce à quoi il sert » (p. 44 en « Folio essais »), d’un de ces érudits que les humanités telles qu’on les pratiquait entre les deux guerres imprégnaient d’un style qu’on qualifierait peut-être aujourd’hui d’un peu pompeux mais qui reste plus lisible que les trois quarts des écrits d’historiens – « mes méthodes d’approche, d’examen et de réflexion, non moins que leur combinaison balancée d’entêtement et de réserve, sont d’autant demeurées les mêmes qu’elles m’étaient imposées par mon propre métier d’historien » (p. 25)… Voilà pour l’allure générale.
Le propos de l’auteur est de montrer que la civilisation occidentale, en tant qu’elle est marquée par judéo-christianisme, doit tout autant à l’hellénisme – ce qu’on savait déjà – qu’à la culture mésopotamienne – ce qui n’est pas une banalité… Il s’agit donc, de la civilisation mésopotamienne, de dessiner « une discrète silhouette, par touches un peu plus appuyées, pour en marquer au moins quelques contours, à la fois plus distincts, plus inattendus, et dont certains comptent davantage à nos yeux, parce que nous y pouvons reconnaître assez nettement, de loin et en dépit des dissimilitudes, l’était le plus archaïque de notre culture : la lointaine naissance de notre Occident » (p. 15-16). Comme son sous-titre l’indique, et après avoir présenté l’assyriologie, l’ouvrage expose d’abord la façon dont l’écriture a été inventée dans cette partie du monde, en trois étapes (p. 145) : « a) la pictographie ; b) le phonétisme et, enfin, c) l’écriture proprement dite ». (Il n’exclut pas qu’elle ait aussi pu être inventée ailleurs et autrement, mais en l’absence de témoins…) Vient ensuite sur la raison : aussi bien la divination que l’exercice du pouvoir. Pour terminer, la religion.


Cette organisation tripartite peut paraître artificielle. Pourtant, les liens entre les trois domaines sont serrés – ainsi « Aux yeux de ces gens-là, tout, dans le monde, était divinatoire » (p. 197). C’est en tout cas, brossée à grands traits, une autre thèse de Jean Bottéro : l’écriture cunéiforme, par son principe même met en forme toute la culture intellectuelle de la Mésopotamie, et l’ouvrage insiste sur « l’étonnant et puissant impact de cette écriture, et précisément dans son état pour ainsi dire natif, sur l’optique, la mentalité et ce que l’on peut appeler la “logique” ou la “dialectique” et les règles qui commandent le progrès du savoir, chez les anciens habitants de la Mésopotamie : comme si leur esprit avait été profondément marqué par leur découverte même » (p. 167). Pour autant, l’auteur ne rapporte pas tout à sa thèse, ni même à l’écriture : entre l’évocation de l’« amour libre », l’analyse organisationnelle d’un panthéon, l’étude du droit et de la science tels que les anciens Mésopotamiens les concevaient ou encore l’interprétation de leur idée de la mort, l’Écriture, la Raison et les Dieux est riche d’incursions approfondies – et pour tout dire, parfois passionnantes – dans l’histoire culturelle et intellectuelle la Mésopotamie. Car il n’y a presque rien d’événementiel ici.
Et si des questions concrètes sont abordées, c’est dans la mesure où s’y prête une civilisation pour laquelle irrigation et administration ont joué des rôles majeurs. Est-ce une résurgence des origines livresques d’une discipline, l’assyriologie, qui se passa de l’archéologie jusque vers 1840 (voir pages 89 et 90) ? Est-ce le reflet du goût de l’auteur, qui dans les textes mésopotamiens trouve « l’intelligence des pensées, une curiosité universelle, un besoin strident d’ouverture, une soif de comprendre et une extraordinaire créativité », pour les choses de l’esprit (p. 27) ? – Peut-être un vestige de sa formation dominicaine, et qui peut sembler paradoxal dans la mesure où l’ouvrage dresse le tableau d’une civilisation essentiellement marquée par le pragmatisme et l’ingénierie, mais dont « la religion […] n’a jamais rien eu de “mystique” » (p. 380 ; ce qui semble du reste contradictoire avec la définition de la religion proposée aux pages 365-366).
Ainsi le propos n’évite-t-il pas toujours, même suggérée, une forme de hiérarchisation. Par ailleurs, sans aller jusqu’à parler d’une conception providentielle de l’histoire, Bottéro a quelquefois tendance à ne pas réserver à la technique la notion de progrès. Le lecteur vétilleux pourra, de même, reprocher à l’auteur son parti pris de représenter la culture mésopotamienne comme les Mésopotamiens eux-mêmes se la représentaient : ainsi « Essayons donc de contempler et juger cette mantique en nous plaçant, autant que faire se peut, dans l’optique de ses vieux usagers et familiers » (p. 235) ; pour ma part, j’aime assez cette approche.
Toujours est-il que Mésopotamie : l’Écriture, la Raison et les Dieux se met à la portée des lecteurs curieux et ignorants – et Enki/Éa sait que dans le domaine de l’assyriologie, de semblables lecteurs ne manquent pas ! Un ouvrage de vulgarisation, donc, qui en tant que tel prononce le jugement sans présenter l’intégralité des pièces du dossier ; mais j’imagine volontiers que le dossier en question, en plus de décourager l’honnête homme, tout plein de bonne volonté qu’il soit, décuplerait les quelque cinq cents pages du volume.

Alcofribas
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le 20 janv. 2018

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