« Ou la Providence, ou les atomes! » nous rappelle Marc-Aurèle qui a bien appris sa leçon.

Cette disjonctive discutable (de deux choses l'une: l'homme est libre, ou il ne l'est pas) a fait couler quantité d'encre pendant une bonne partie de l'Antiquité. Le ton est probablement monté une fois ou l'autre et il est bien possible qu'un skyphos ou deux (préalablement vidés) aient été envoyés au visage barbu du philosophe d'en face, pour peu qu'il se soit montré un peu trop obtus.

S'il est un récit qui dépeint la cruelle mainmise des dieux sur la destinée humaine, c'est bien celui d'Oedipe, ce malheureux qui réalise (et là j'espère ne rien spoiler pour quiconque) l'oracle funeste qui pèse sur sa tête précisément parce qu'il s'efforce à tout prix de le contourner.

Et si cet oracle n'avait pas été dicté par Apollon, mais par la fantaisie d'une jeune femme désabusée et cynique?

C'est le point de départ de la Mort de la Pythie, une courte nouvelle de Friedrich Dürrenmatt.

Méprisant les hommes et leur crédulité, écoeurée par la corruption du clergé delphique, la pythie Pannychis XI entreprend de donner au jeune maigrichon venu la consulter un présage qu'elle juge irréalisable: « Tu tueras ton père et coucheras avec ta mère! »

Alors que le jeune Oedipe repart en traînant les pieds vers son épouvantable destin, nous restons sur le trépied aux côtés de la Pythie. Les années coulent, indistinctes, comme Pannychis se désintéresse de ce qui se passe à l'extérieur du sanctuaire pour s'absorber dans de stériles querelles avec les prêtres et les devins de pacotille qui l'entourent.

Jusqu'à ce que le nom d'Oedipe se rappelle à elle. Jusqu'à ce que, vissée sur son trépied, elle voie venir à elle, une par une, les ombres de ceux qui furent les acteurs du destin d'Oedipe: Créon, Laïos, Jocaste, Tirésias, la Sphinge...

Avec brio, Dürrenmatt nous présente l'écheveau tarabiscoté qu'est le destin d'Oedipe, ce fruit d'un mensonge qui persiste obstinément à se réaliser, on-dit après on-dit, faux-semblant après faux-semblant, jusqu'à ce que l'on en vienne à douter de chaque personnage, de chaque vers de Sophocle... et que la seule certitude soit que la fantaisie prophétique de Pannychis s'est bel et bien réalisée.

« Laisse ces histoires tranquilles: elles se seront passées autrement, quoi que l'on fasse, et nous échapperont d'autant plus que nous nous efforcerons de les élucider. [...] Il n'existe de vérité que dans la mesure où nous la laissons tranquille », tel est le conseil de Tirésias à son homologue féminin. Force est au lecteur de s'y plier, au bout du conte.
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le 9 déc. 2013

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