Bizarrement, je me suis rendu compte que je n’avais pas encore eu de gros crush pour Agatha Christie.


Je n’ai lu que deux de ses romans : Dix petits nègres et Le crime de l’Orient-Express. Le premier était très bon malgré quelques problèmes de rythme et une fin un peu décevante et le deuxième, bien que très sympa, se perdait complètement à mi-chemin et finissait par devenir répétitif. Les liens que j’ai avec son œuvre, je les ai surtout établis via ses adaptations. Je suis un très gros fan de la série Hercule Poirot avec David Suchet et c’est à travers elle que j’ai connu la plupart de ses histoires.


Pourtant, Agatha Christie, c’est un peu comme le Louvre : on a beau ne pas être calé en art, on connaît aussi bien son nom que les œuvres qu’elle renferme. Et comme pour le Louvre, c’est bien beau de connaître le nom de ses œuvres, mais c’est quand même mieux de les voir au moins une fois. Malheureusement, je suis étudiant, donc je n’ai pas vraiment le temps ni l’argent pour aller au Louvre. Et vu que j’espère devenir écrivain, j’ai décidé de me rabattre sur l’un des romans les plus célèbres d’Agatha Christie, un roman que j’avais acheté un an auparavant sans jamais oser le lire parce qu'à l'époque j’étais en pleine dépression : Mort sur le Nil.


Le livre raconte l’histoire de Linnet Ridgeway, une jeune et riche héritière anglaise adulée par la presse qui vient de partir en Egypte pour sa lune de miel avec son mari, Simon Doyle. Mais pendant le voyage, ils s’aperçoivent qu’ils sont suivis par Jacqueline de Bellefort, meilleure amie de Linnet et, accessoirement, ex-fiancée de Simon. La situation devient d’autant plus inquiétante que plusieurs autres personnages, tous apparemment liés à Linnet et ayant de bonnes raisons de lui en vouloir, sont également du voyage. Peu à peu, tous les regards finissent braqués sur le couple jusqu’à ce que la mariée finisse mystérieusement assassinée lors d’une croisière sur le Nil. Heureusement, Hercule Poirot, le célèbre détective Belge, est sur place et prêt à résoudre l’affaire.


La première chose qui m’a frappé quand j’ai commencé le livre, c’est sa narration. Plutôt que de se concentrer sur Hercule Poirot, le livre passe la majorité de son premier chapitre sur sa future victime. Plusieurs pages nous exposent les relations entre les trois personnages principaux (Linnet, Simon et Jacqueline), puis sont immédiatement suivies par des scénettes nous présentant rapidement les autres personnages. Au-delà de créer un effet de fourmillement, elles ont surtout pour but d’intriguer. Agatha Christie joue brillamment avec notre curiosité. Elle nous en révèle très peu sur chaque personnage, juste ce qu’il faut d’informations pour pouvoir les identifier. Résultat, on commence à tisser les liens entre chacun et on est constamment à l’affut de la moindre information. On trépigne en les revoyant apparaître en pleine Egypte et on attend fébrilement d’en savoir plus sur eux. De même, toutes les informations passent par les dialogues – très bien écrits au passage – et on prend plaisir à connaître ces personnages via leurs interactions. C’est ce qui fait que les premiers chapitres sont un pur bonheur à lire.


L’une des choses qui plaît le plus aux gens dans ce livre est son cadre, et je suis assez d’accord. Le roman transpire la chaleur, la lourdeur, l’humidité. On se croirait vraiment en Egypte, et pourtant, je l’ai lu en plein mois de novembre. Ça m’a donné envie d’aller en Egypte, de faire un tour sur le Nil, d’explorer des temples, d’aller dans des musées d’archéologie… Enfin, si je n’étais pas en période de révisions.


Les personnages sont aussi très réussis. L’une des habitudes d'Agatha Christie est d’utiliser une grande variété géographique et sociale pour créer ses personnages, et ici encore, ça marche du feu de Dieu. Les portraits sont très variés et chaque personnage a ses petites caractéristiques. Certains, comme les Allerton ou Cornelia Robson, sont très attachant ; et d’autres, comme Miss Van Schyuler, Mme Otterbourne ou M. Ferguson, sont vraiment détestables. En jouant sur les caractères, Agatha Christie en profite aussi pour développer une forme d’ironie. Les personnages passent leur temps à faire des coups bas, à se chercher entre eux, à s’en prendre les uns aux autres, le tout dans une ambiance à la fois noire et malicieuse jamais condescendante. On sent qu’Agatha Christie aime chacun d’entre eux et elle s’évertue toujours à créer de l’empathie pour eux, même aux plus détestables. Quand elle décide qu’un personnage est alcoolique, elle le fait de manière très compréhensive. Quand elle fait d’un personnage un voleur, elle rend une personne jusque-là antipathique très humaine. Quand un personnage est révélé comme étant un criminel, elle se concentre plus sur le ridicule de sa mascarade que sur ses activités. Les personnages sont toujours dans cet équilibre précaire qui les rend imparfaits, enfantins, ridicules, bornés, bref… humains.


Le seul bémol avec les personnages, c’est qu’il y en a trop. En enlevant tous les enquêteurs et les figurants, on arrive facilement à une bonne quinzaine de suspects. C’est beaucoup trop. Ajoutons à cela que certains d’entre eux ne sont introduits que très tardivement dans le récit et que d’autres sont aussi final très peu développés. Je pense qu’il aurait mieux valu en retirer un ou deux, histoire de respirer. Ça n’empêche pas Agatha Christie de jouer à merveille avec eux. Chaque personnage à son arc et son utilité, et la manière d’agencer chacun d’entre eux dans le meurtre est exécuté avec une rigueur exemplaire.


La rigueur est d’ailleurs la principale qualité du livre. Agatha Christie règle son récit en appliquant le plus strictement possible la règle du fusil de Tchékhov. Tout à un sens. Chaque élément est là pour une bonne raison et même le détail le plus minime à son importance. Le collier de perles, le turban, le flacon d’encre, le pistolet, la bague, la lettre, le sac, le scalpel… Mort sur le Nil fait partie de ces romans qui ont dû demander des dizaines de réécritures. Le meurtre est impeccablement construit et surtout incroyablement gratifiant. On se sent particulièrement bien quand un élément apparemment déconnecté du reste finit par se retrouver raccordé au meurtre 200 pages plus tard.


Je ne dirais pas non plus que le livre est parfait parce qu’il a quand même pas mal de défauts. Par exemple, il est très mal rythmé. Une fois passés les premiers chapitres et la brillante introduction, le rythme retombe comme un soufflé. Agatha Christie a fait le choix très étrange de ne faire arriver le meurtre qu’à la moitié du livre. Tout ce qui a lieu avant n’est là que pour poser le contexte, ainsi que les différents personnages. On se retrouve donc avec une première moitié terriblement lente. Elle consiste principalement en un groupe de personnages qui font du tourisme avec un peu d’exposition et de temps à autre un élément qui annonce un drame à venir. Oui, le décor est sympa. Et oui, elle est là pour ça : pour nous faire attendre le drame. Mais c’était vraiment nécessaire de la rendre aussi longue ? De ce que j’en ai vu, ça à l’air d’être un des plus gros défauts d’Agatha Christie : sa lenteur. On le voyait déjà dans les Dix petits nègres et surtout dans Le crime de l’Orient-Express. A force de nous faire trop attendre et de s’attarder sur du superflu, le rythme en pâti.


L’autre problème de ce choix, c’est qu’une fois que le crime a été commis, la deuxième moitié du livre est beaucoup trop rapide. Poirot et son collègue se mettent à enquêter et à partir de là, tout arrive trop vite. Les twists et les retournements s’enchainent sans jamais laisser le temps de respirer. A peine a-t-on le temps d’avaler une situation qu’on passe à la suivante. De plus, à force d’accélérer, le livre ne prend pas le temps de nous exposer le lieu du crime, à savoir le bateau. L’enchainement des évènements et la manière dont tout s’est déroulé est très confuse. On est constamment en train d’essayer de se rappeler qui a fait quoi, où il était et ce qu’il a vu et entendu sans jamais y arriver car trop d’informations arrivent en même temps. Ça aurait été bien de mettre quelques pauses dans l’enquête et d’en profiter pour voir comment réagissent les personnages, recontextualiser le crime, ou développer quelques fausses pistes. Ça aurait laissé au spectateur le temps de tout assimiler et d’être un peu plus investi. Là, on a surtout l’impression que le crime est résolu en deux heures et on n’a jamais le temps de s’impliquer dans l’enquête avec les personnages. Ça m’a pas mal gâché la lecture et c’est dommage.


Pourtant, s’il y a quand même un avantage à en retirer, c’est que ça donne au livre une grande valeur de relecture. J’ai toujours trouvé que c’était une des qualités essentielles à avoir dans un roman policier. Agatha Christie a peut-être du mal à rythmer ses œuvres, mais elle sait écrire. Tous les éléments qui nous déconcertaient à la première lecture ont été parfaitement réfléchis pour s’intégrer dans le meurtre. Donc même si l’affaire parait très confuse au premier abord, quand on relit le livre, on s’aperçoit que tout a bel et bien du sens. On peut réassembler toutes les pièces du puzzle et se rendre compte que oui, Agatha Christie est bien l’un des meilleurs auteurs policiers de tous les temps.


Il y a encore plusieurs choses que je pourrais lui reprocher, mais je préférerais parler d’autre chose : la fin.


A la fin du livre, Poirot révèle que le coupable est en réalité Simon Doyle, et que c’est Jacqueline, sa complice, qui a assassiné les deux témoins qui pouvaient les dénoncer. Afin de leur éviter la prison à tous les deux, Jacqueline abat Simon avec un revolver qu’elle avait caché puis se suicide sous les yeux de Poirot. L’affaire, d’abord annoncée dans toutes les presses, finit par être oubliée par le public au profit d’un évènement sportif.


Bon sang, que j’aime cette fin ! C’est sans doute la fin que j’aime le plus parmi toutes celles d’Agatha Christie. J’aime cette idée des deux coupables. J’aime ce discours sur les passions destructrices, leurs conséquences et leur futilité. J’aime cet acte final tragi-comique qui se marie si bien avec le ton du livre. J’aime la manière avec laquelle le livre nous montre une dernière fois que malgré tout ce qu’ils ont fait, ces personnages étaient définitivement et purement humains. Oui, j’ai failli mettre un point en plus au livre rien que pour cette fin.


Mort sur le Nil est un très bon livre qui a parfaitement compris son sujet. Même s’il a ses défauts et même s’il ne réinvente pas le roman policier, il en reste un excellent représentant. Il témoigne très bien du talent de son auteure et, malgré ses défauts, parvient à saisir cette humanité que j’aimerais avoir chaque fois que je lis un roman. Est-ce qu’il m’a donné le crush que j’attendais ? Je ne pense pas, mais il m’a fait apprécier un peu plus Agatha Christie ; et au fond, c’est déjà ça.

WatchFox
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le 24 nov. 2018

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