"Leur plus ardent désir est la résurrection des vivants"

Ce roman de Boubacar Boris Diop a été écrit à l’occasion d’un rassemblement d’écrivains à Kigali, dans le cadre du projet « Rwanda : écrire par devoir de mémoire », quatre ans après le génocide. L’œuvre a été nourrie de nombreux témoignages recueillis auprès des survivants ou témoins des 100 jours de massacres, et effleure les multiples problématiques liées à ce génocide : l’indifférence de la scène internationale, l’implication de la France, le poids de cet héritage pour les enfants des bourreaux et des victimes, ainsi que la cohabitation actuelle des victimes rescapées et de leurs bourreaux – trop nombreux pour être inquiétés par la justice. L’histoire se développe principalement autour d’un personnage en quête de vérité, qui doit assumer les crimes de son père pendant le génocide, mais d’autres histoires sont ébauchées au fil des chapitres. Plusieurs pistes sont élaborées, concernant la responsabilité des fonctionnaires de province, de l’armée française, qui aboutissent à une réflexion autour du potentiel monstrueux présent chez l’humain, même l’humain le plus anodin. L’œuvre participe par ailleurs au processus de reconnaissance du génocide contre des discours négationnistes qui attribuent ces massacres à de supposées querelles ancestrales entre deux ethnies ennemies. Boubacar Boris Diop s’attèle à déconstruire les différents mythes autour des cent jours de 94, en mettant à jour la responsabilité des très nombreux acteurs de ce génocide – et c’est là je crois ce qui me reste de l’œuvre, tout en me laissant un goût d’inachevé. J’aurais notamment aimé qu’il développe davantage les personnages du Hutu-power : il s’essaie dans un chapitre à un changement de focalisation, en épousant la conscience d’un des bourreaux, mais cet essai reste en suspens. Cette volonté d’accorder une place à la voix des acteurs du génocide dans ce roman n’était pas sans intérêt, mais cette simple esquisse me paraît en fin de compte offrir un portrait caricatural, le changement de point de vue n’étant pas à mon sens exploité dans toutes ses potentialités.
C’est finalement davantage pour son aspect documentaire que je recommanderai ce roman, même si de nombreux choix esthétiques et narratifs m’ont interpellée. Le parti pris de l’auteur, d’exposer sans filtre l’infini variété des supplices subis par les victimes, rend la lecture du roman plus qu’éprouvante, et je regrette ici que le détail des tortures prenne autant de place dans la narration, d’autant que ces descriptions sont empreintes d’un pathos qui peut sembler superflu - l'histoire suffisant d'elle-même à provoquer l'empathie. Ce choix se justifie néanmoins, Boubacar Boris Diop rend compte des souffrances des Tutsi à la manière finalement des centres commémoratifs rwandais qui n'ont pas caché les corps mais qui au contraire les exposent délibérement à la vue, afin d'inscrire durablement ces horreurs dans la mémoire collective. C'est visiblement ce même geste que le romancier a voulu faire ici.

JimmieConway
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le 21 mai 2020

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