"Le souvenir des jours enfouis trouve en moi une vie nouvelle"

J'ai toujours eu ce petit "truc" pour la littérature japonaise. J'ai dévoré toute la bibliographie de Haruki Murakami, et je ne sais si c'est la traduction ou la plume a proprement parlé qui m'a toujours plu. Mais voilà, chaque grand lecteur a ses passades, et après une longue traversée du désert littéraire, j'avais réussi à me réconcilier en reprenant les Game of Thrones. Et si l'oeuvre de George RR Martin est d'une justesse et d'un divertissement absolument parfaits, je ne m'attendais pas à être autant "bouleversée" par cette pile de bouquins étranges que représentaient La Mer de la Fertilité.


J'avais entendu parler de Mishima il y a très longtemps ; je me souvenais surtout de ma mère me racontant que c'était l'oeuvre qui avait conclu sa vie, et qu'après avoir écrit sa dernière page, il s'en était aller faire seppuku avec l'aide de ses amis. Avant d'entamer les premières pages, je suis donc allée me rafraîchir la mémoire sur Wikipédia, et effectivement, le monsieur avait dû être sacrément contrarié pour se taillader le ventre comme ça. Intellectuel fasciné par le patriotisme mais emprunt de l'occidentalisation du Japon des années 50, homosexuel refoulé dans sa vie mais apparemment pas dans ses oeuvres, il y avait dans sa vie cette espèce de romantisme à l'ancienne, une sorte d'aura mystérieuse, triste, fascinante. Mais ce qui m'a sans doute un peu plus poussée à tourner la première page était sans doute la détermination et l'amour de cette homme pour son pays, pour son Histoire et ses traditions (après tout, on ne s'emmerde pas à faire seppuku quand on peut s'acheter un revolver ou quand on sait nouer une corde un peu proprement).


Mais passons à la critique du bouquin, premier tome donc d'une tétralogie aux titres peu explicites mais visiblement très poétiques. Neige de Printemps décrit les jeunes années de Kiyoaki Matsuage, fils d'aristocrate, alors que l'ère Meiji se termine pour ouvrir progressivement le Japon au reste du monde. Doté d'une beauté extraordinaire et d'une fâcheuse tendance à l'orgueil et la rêverie, Kiyoaki fascine son meilleur ami Honda, issu d'un milieu plus modeste , mais sérieux et travailleur. Dans les grosses lignes, le roman décrit la relation passionnelle et contrariée qui va progressivement unir Kiyoaki et la belle Satoko, et les précipiter vers un destin funeste, sous le regard impuissant de Honda.


Mais Neige de Printemps n'est définitivement pas un simple roman d'amour joliment écrit. Je me nierai toute légitimité et je tirerais un trait sur 15 ans de bouquinage intensif et d'analyses littéraires si je n'y avais pas vu beaucoup, beaucoup plus que ça. Neige de Printemps est un véritable testament, le témoignage vibrant du point de vue de Mishima, sur l'évolution de son pays et sur l'influence des rapports sociaux et politiques qui l'ont forgé à l'aube du XXème siècle. Si l'auteur avait voulu décrire une histoire d'amour, il n'aurait pas écrit quatre tomes, d'abord (prends ça Twilight), et n'aurait surtout pas pris la délicatesse d'y inscrire avec force détails et explications la façon dont la société semblait se remodeler ni les contrastes qui pouvaient subrepticement apparaître dans le paysage japonais de la première moitié du siècle.
Il y a dans l'histoire de Kiyoaki ni beauté, ni romance, mais un pessimisme noir, une sorte de colère sourde envers un Japon confus, déchiré entre ses traditions (qui finiront par étouffer Kiyoaki et Satoko) et son ouverture à l'occident (très justement décrit, non sans cynisme, par la façon dont l'aristocratie se met à s'habiller, manger, décorer tout à l'européenne).
Et Mishima n'aime pas Kiyoaki, il le déteste : il est peut-être beau et sensible, mais il n'a rien d'héroïque, il n'en fait qu'à sa guise et méprise tout tant que ses intérêts reste préservés, il n'aime ni la guerre, ni la politique, et perd toute contenance pour un amour irrationnel. Si l'écriture de Mishima est d'une délicatesse presque absurde tant elle est parfaite, l'envers du décor révèle discrètement la blessure d'un homme, observateur impuissant d'un désastre de l'Histoire, un peu... un peu comme Honda.


Et si je suis si sûre de cette idée, de cette "vision du néant" que nous livre Mishima, comme d'autres l'ont décrite, c'est sans doute parce que les tomes suivants le confirment, faisant resurgir la même passion qui enflammait Kiyoaki mais dans d'autres contextes, au travers d'autres personnalités, envers d'autre intérêts, ... celui de Neige de Printemps étant évidemment son amour passionnel pour Satoko le conduisant à sa perte.


Mais si le fond du roman m'a profondément marquée, c'est sans doute l'écriture qui a remporté les derniers points. Il y a cette sorte de fluidité surprenante dans le langage, qui jongle entre successions de phrases courtes et étirement sans fin de propositions, et qui créé un rythme si délicat, si sensible à la lecture. Sans vraiment vouloir comparer, Murakami a le don de créer une atmosphère extrêmement étrange, presque instable à ses romans, tout en gardant une écriture extrêmement simple et lyrique à la fois ; à l'inverse, Mishima a sans doute reçu quelque don divin, quelque inspiration suprême qui donne à tous ces mots une douceur, presque une tendresse à chacune de ses phrases, mais y garde enfermé comme un secret une force impénétrable, un grondement discret, une passion douloureuse et brûlante, qui n'apparaît que quand on regarde un peu plus loin que la couche superficielle de l'oeuvre.


Beaucoup de bouquins m'ont marquée dans ma (pour l'instant) courte vie, mais peu m'ont attachée comme Neige de Printemps. Je l'ai ouvert par curiosité, l'ai continué par intérêt, l'ai terminé comme guidée par un amour aveugle et éternel. Si j'ai petit à petit décerné dans les lignes l'idéologie propre à Mishima, à laquelle je n'adhère pourtant pas, je suis désormais marquée à vie par l'incroyable talent qui découle de ses phrases, par l'intelligence avec laquelle il écrit sa propre Histoire du Japon.
Et même si la lecture peut devenir parfois un peu pénible, en particulier si l'on n'est pas habitué à la littérature japonaise, et surtout dans les passages où l'auteur joue à l'historien plus qu'au romancier, il reste dans son oeuvre une force et une impression qui en marqueront plus d'un et passionneront les amoureux de littérature.

Bex
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le 14 mai 2015

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