La lune, qui est le caprice même, regarda par la fenêtre, pendant que tu dormais dans ton berceau, et se dit :
« Cette enfant me plaît ».
Et elle descendit moelleusement son escalier de nuages et passa sans bruit à travers les vitres.


Je tombai d’emblée sous le charme de cette ouverture onirique, et, tous les sens en éveil, écoutai la suite dans une attente exaltée.
J’avais seize ans : le cours, que je suivais d’une oreille distraite, se para bientôt des couleurs du rêve, et je m’immergeai dans l’univers envoûtant d’un texte qui comblait mon imaginaire et mes fantasmes.
C’est ainsi que Baudelaire entra dans ma vie pour ne plus jamais en sortir et je succombai très vite à une véritable fascination pour cette incantation poétique consacrée à la déesse- lune et au peuple secret de ses élus.


Placée sous les auspices du merveilleux, cette symphonie poétique avait tout pour séduire l’adolescente romantique, mais aussi la femme en devenir, grâce à la litanie grandiose, qui s’exprime dans le 2ème mouvement du poème, où le pronom « tu », tel un leitmotiv musical et lancinant, me ramenait à ma propre réalité.


Tout commence par un regard… Fantasque, ondulante et imprévisible, la divinité jette son dévolu sur une enfant nouvelle-née, fragile et vulnérable, endormie dans son berceau : « cette enfant me plaît »
décrète-t-elle, illustrant par là même le caractère souverain de son caprice.


D’une certaine manière, je m’identifiais à cette enfant, victime d’un sortilège lancé par la lune, créature moelleuse, au pied léger et ouaté, à la tendresse souple et silencieuse, mais aussi intruse, démon nocturne, voire mère incestueuse, entrant dans la chambre par effraction, mue par son seul désir.
« Puis elle s’étendit sur toi avec la tendresse souple d’une mère, et elle déposa ses couleurs sur ta face. »


Je devais retrouver, quelque temps plus tard, dans Le désir de peindre, mon autre poème favori du recueil, la même émotion esthétique devant le talent pictural de Baudelaire, qui, ici, une fois encore, joue de sa palette dans un contraste tout en nuances :


« tes prunelles en sont restées vertes et tes joues extraordinairement pâles.
«C’est en contemplant cette visiteuse que tes yeux se sont si bizarrement agrandis, et elle t’a si tendrement serrée à la gorge que tu en as gardé pour toujours l’envie de pleurer»


Sous l’emprise de la lune, l’enfant se métamorphose pour devenir autre et va grossir le rang des «élus» tous assujettis à la pâle et impérieuse divinité, prédatrice au charme délétère, qui séduit et captive au gré de ses lubies.


Et dans ce conte poétique, dans cette relation triangulaire entre la femme, la lune et le narrateur, c’est tout un pan du mystère féminin qui nous est dévoilé, le poète s’adressant à l’enfant devenue femme, comme pour lui raconter sa propre histoire.


Je fus subjuguée par cette femme enfant lointaine et bientôt adorée, irrémédiablement marquée par son égérie, et se soumettant au pouvoir de son amante dans une sorte d’abandon passionné.


De même qu’on ne peut détacher ses yeux d’un tableau qui nous séduit, cette beauté pâle et singulière, un peu démone, un peu sorcière, représentante privilégiée de ce « Beau bizarre » cher à Baudelaire et qui évoluait dans tout un univers sensuel et fantasmagorique, m’envoûtait littéralement.


Bercée par la fervente litanie, je me la récitais, saisie d’une griserie tout adolescente, j’y découvrais ce qui me faisait rêver, parlait merveilleusement à mon imagination, exaltant le pouvoir de l’étrange et du mystère : l’amant inconnu, les fleurs monstrueuses, les parfums délirants et les chats, pâmés et gémissant comme des femmes :


Cependant, dans l’expansion de sa joie, la Lune remplissait toute la chambre comme une atmosphère phosphorique, comme un poison lumineux ; et toute cette lumière vivante pensait et disait : « Tu subiras éternellement l’influence de mon baiser. Tu seras belle à ma manière. Tu aimeras ce que j’aime et ce qui m’aime : l’eau, les nuages, le silence et la nuit ; la mer immense et verte ; l’eau uniforme et multiforme ; le lieu où tu ne seras pas ; l’amant que tu ne connaîtras pas ; les fleurs monstrueuses ; les parfums qui font délirer ; les chats qui se pâment sur les pianos et qui gémissent comme les femmes, d’une voix rauque et douce !


Mais cette symphonie poétique me réservait un troisième et dernier mouvement, conclusion évocatrice entre toutes : celui où le poète, couché aux pieds de la beauté qu’il a si longtemps cherchée en vain, esclave enchaîné à sa passion, se plie à tous les désirs et les caprices de sa maîtresse.


Cette « maudite chère enfant gâtée » chère parce que maudite, qu’il adore et vénère à l’instar de la « redoutable Divinité », c’est un amour empoisonné mais véritable nectar pour l’artiste amoureux de son modèle.


Et c’est pour cela, maudite chère enfant gâtée, que je suis maintenant couché à tes pieds, cherchant dans toute ta personne le reflet de la redoutable Divinité, de la fatidique marraine, de la nourrice empoisonneuse de tous les lunatiques.


Le charme de ce poème a perduré durant toutes ces années : depuis, j’ai bien compris qu’il ne s’agissait pas pour Baudelaire, de se livrer à une réécriture de « La Belle au bois dormant », mais bien plutôt de proposer une réflexion sur la création poétique, dans ce récit aux allures de mythe, en s’attardant sur le mystère féminin.


Toutefois, l’éblouissement pur et spontané que j’ai connu à l’époque, si intense, si magique, je le garde en moi, précieusement, « tel qu’en lui-même » et à jamais.

Aurea
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le 23 sept. 2020

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