Mon père n'avait jamais lu Rimbaud. A sept ans, je ne l'avais pas lu non plus.


A cet âge, je ne me souviens pas d'avoir connu la chaleur des vers, ni la chaleur tout court. Il fallait bien, pourtant, qu'il y en ait eu : c'est ainsi que les hommes vivent. Si tant est qu'elle existât, elle devait émaner de ma mère, même si, aussi loin que je puisse remonter, je suis incapable de me rappeler son contact. Des instants me reviennent. Je revois des séquences. Cependant, j'éprouve la plus grande peine à ressentir sa présence. Mes souvenirs sont distancés, visuels, auditifs, comme s'ils me parvenaient depuis un point qui m'était étranger. Cette sensation traduit l'impossibilité de fusionner. Je m’imagine qu’elle s'apparente au syndrome d'un membre fantôme.


Naturellement, il y eut de bons moments avec elle, que le temps, sous son jour le plus favorable, a contribué à rendre parfois beaux. Ce fut le cas pour nos mercredis matins, lorsque ma mère et moi allions à la sécurité sociale. Je me rappelle que nous passions par le centre ville et traversions un parvis dont le dallage m'hypnotisait. Il était constitué d’audacieuses lignes géométriques qui me faisaient penser aux premiers mangas que je dévorais à la télévision. Dans ces animations, les vaisseaux pénétraient des dimensions temporelles à de prodigieuses vitesses, décomposant l’espace d’incomparables architectures de planètes, d’astéroïdes et de météores. Quand je passais par le parvis, je progressais d’une ligne à l’autre, d’une boucle à l’autre, d’un univers à l’autre, en sautant par dessus des trous noirs, en infiltrant des nébuleuses, en enjambant des galaxies, et, inventant pour ces aventures de singulières contraintes, comme celles de respecter l’alignement d’une sinusoïdale à cloche pied ou franchir à pieds joints deux pavés consécutifs, j’imaginais aussi pour tous ces périples des dénouements heureux qui m’enhardissaient de fierté. Nous arrivions ainsi, après bien des péripéties, à la sécurité sociale, certes fourbus, certes harassés, mais avec la conscience digne d’avoir contribué à la pérennité du monde. Je me rappelle assez distinctement le bâtiment qui s’élevait devant nous. Il n'était pas canonique. Il ne comportait que des angles. Il possédait plusieurs niveaux de promontoires et d'avancées ainsi que de larges baies vitrées, qui enfilaient la façade en diagonale et liaient les étages par un jeu de panneaux inclinés et réverbérants. Je ne me rappelle plus l’intérieur du bâtiment ni ce que l’on y faisait. Je ne sais même plus si on y allait effectivement une fois par semaine ou si c’était une fois par mois, ou si, peut-être, je n’y suis jamais allé qu’une seule fois. Ce que je sais, c’est que ça, c’était de la tour de contrôle.


Ce bâtiment a longtemps nourri mon imaginaire. Je l’évoquais dans de nombreux jeux, notamment ceux avec l’aspirateur, qui, de tous les objets mécaniques, exerçait sur moi la plus persistante des fascinations. Cet attrait explique que j'affectionnais beaucoup, à cet âge, de me rendre aux toilettes, et ce, bien que l'irrépressible penchant provoquât la suspicion de mes parents. Ils ignoraient que mon inclination pour les WC tenait au fait que, faute de placards assez volumineux, le précieux ustensile s'y trouvait rangé. Le culte que je consacrais à mes autres jouets, même à mon robot, même à ma petite Ford Taunus, ces merveilles techniques que je vénérais plus que toute autre merveille, n’était rien en comparaison de celui que je vouais à l’aspirateur. Car, on n’imagine pas le nombre de boutons que possède un aspirateur, non plus que l’étendue de ses possibilités multi-fonctionnelles. En réalité, on méconnaît grandement les avantages que l'on peut tirer de la trappe qui pilote l'ouverture de son sac à poussière ou de l'articulation de son tube fileté, tantôt bras armé des grandes forces du bien, tantôt indispensable pourvoyeur d'oxygène, tantôt gaine de transmission avec la base alliée. De même, on sous-estime par trop la portée de son dérouleur mécanique, qui, en fonction des circonstances stratégiques, selon que l'on se trouve en position d'attaque ou de défense, peut servir soit de treuil électro-magnétique soit de lasso inter-galactique : autant d'usages qui font de l'aspirateur la plus redoutable des armes de l'univers ou le plus avancé des postes de commandement spatial.


Mes parents préféraient ignorer ces potentialités inouïes. La machine devait être trop sophistiquée et, par là, se montrer trop déroutante pour qu’ils puissent accéder à ses dimensions cosmiques. Ils n’ont jamais été en capacité d’envisager autre chose que son aspect pratique. Or, il n’est pas aisé de se faire comprendre des personnes incapables d’envisager le caractère cosmique des appareils électro-ménager. Cela peut prêter à quelques malentendus.


Mes parents me voyaient filer dans les toilettes où je pouvais m’enfermer une heure durant. Ils entendaient du bruit, des onomatopées, des bruitages. Ils entendaient l’aspirateur lui-même, que je branchais sur sa position minimale. Il n’en sortait qu’une soufflerie en sourdine, un ronronnement infime, un chuchotement, mais cela suffisait à reconstituer en grandeur nature l’espace fonctionnel et sonore d’un cockpit. Il ne m’en fallait pas plus pour m’envoler vers les dimensions cosmiques.
L’habitacle était douillet. Un tapis moelleux couvrait le sol. Au dessus du lavabo, la lumière baignait l’air d’une douceur orangée. C'est à cette atmosphère sereine que j'associe la paix et, c'est encore en me remémorant cette paix, enveloppé par la sécurité d'une chaleur béate, bien plus qu'en me rappelant les moments partagés avec ma mère, que j'accède le plus fidèlement à la sensation de faire corps avec moi-même et au sentiment le plus clair de mon unité.


La suspicion de mon père portait moins sur l’usage que je faisais de l’aspirateur que sur celui que je faisais des toilettes. Il se demandait ce que « je pouvais bien foutre là-dedans » et, même si ma mère lui assurait que « j’y étais » pour jouer, lui continuait à penser que « j’y étais » pour toute autre chose. Il disait à ma mère qu’il lui paraissait anormal que je souhaite passer la plupart de mon temps ainsi confiné « aux ouatères ». Il jugeait là  que c’était « malsain » et n’admettait pas que je ne sache pas comprendre en quoi le fait de vouloir « y rester » était littéralement répugnant et immoral, c'est à dire, selon lui explicitement sale. « Mais enfin, il est sale ! Ton fils est sale ! » braillait-il. Tant que mon père restait derrière la porte, les risques étaient limités. Il se contentait de vociférer dans le couloir et je coupais les gaz assez rapidement. Il était seulement un peu plus long de faire jouer l’ensemble des ouvertures et des fermetures des sas de décompression et d'éteindre les ordinateurs de bord. Le protocole à suivre était quelque peu fastidieux, mais nécessaire pour éviter qu’on n'explosât dans l’auto-destruction de la navette.


Je m’en tirais relativement bien. Je parvenais à m’extirper du cockpit sans dommage. A la sortie, je n’avais le droit qu’à une bonne giclée. Une giclée, c’est comme ça que je me rappelle les coups que mon père m’assénait avec sa chevalière ; une giclée, parce que ses gifles faisaient vaciller, basculer, puis, au bout de la troisième, m’écroulait dans le couloir ; une giclée, parce que c’est comme ça qu'on doit dire quand on jette un rebut aux ordures.


Tant que mon père vociféra, les choses se passèrent bien. Ce fut plus compliqué quand je ne pus plus anticiper. Je connaissais ces mêmes problèmes d'anticipation dans les voyages interstellaires : c’était toujours plus difficile quand j’étais pris par surprise. Heureusement, je disposais d’infaillibles détecteurs qui me permettaient de faire face aux plus improbables des imprévus, un typhon ravageur, une charge nucléaire, une bactérie meurtrière. Hélas, je n'avais encore rien trouvé d'efficace contre mon père.


Je ne sais pas s’il ne faisait pas de bruit. Je ne sais pas s’il préparait son plan d’action à l’avance. Je ne l’entendais jamais venir.


L’aspirateur ronflait bien. On était sur un rythme de croisière. On volait comme on navigue, sur des espaces flottants, portés par des nappes aux bercements hospitaliers. Et puis, depuis l’extérieur, il enclenchait l’ouverture de la serrure. Mon père faisait ça lentement, avec tact. Il soignait tout ce qu’il faisait.


Alors, tout à coup, ça secouait. On traversait des turbulences. La navette partait en vrille. Plein pot, je prenais la tannée pleine face. « Tu vas sortir de là-dedans bordel de merde ! Tu vas sortir, nom de dieu ! Tu vas voir comment je vais te faire sortir, moi ! » Et le tuyau redevenait tuyau. L’enrouleur redevenait enrouleur. Le sac à poussière se déversait sur le tapis. Mon père m’éjectait de la lunette, celle là-même qui n’était jamais ouverte, comme ma mère n’arrêtait pas de le lui rappeler, un peu dans une sorte de transe. Elle hurlait : « mais enfin, tu vois bien qu’il joue, mais enfin, tu vois bien que la lunette est rabattue ! » Mais elle aussi, elle prenait une soufflante, parfois une bousculade, parfois une giclée. Moi, il me balançait par terre. Et c’est de là, d’en bas, comme en contre plongée, que je découvrais distinctement sa gueule, gueule déformée, rouge sang, habitée par une crise que seule la violence semblait soulager, gueule démantibulée, qui se disloquait, reprenait son souffle, s’éventrait dans une béance d’aliéné lorsqu'il réarmait son poing ; sa gueule, qui est ce que je revois encore quand il m’arrive de penser que je suis déjà mort.


Puis, les choses se taisaient. Je ne hurlais plus. Je ne pleurais plus. Ma mère partait dans la cuisine. Sûrement, elle versait une larme, au moins les premières fois. Mon père me mettait un dernier coup de pied, mais c’était plus pour la forme, pour conclure, au cas où il y ait encore de la vie.


La navette gisait dans le couloir. La porte du sas branlait. De part en part, un impact rayait la carlingue comme une entaille. « C’est toi qui va repayer ça, peut-être ? Regarde ce que t’as fait ! »
Je me relevais. Je remontais l’aspirateur. Je le portais à l’intérieur des toilettes. Comme mon père, j’essayais de faire les choses soigneusement. Il s’assagissait, puis allumait une cigarette.
« Que je te revois plus faire tes trucs, là ! Tu vas arrêter de faire le taré, t’as compris ? Que je te vois plus passer pour un débile ! »
J’acquiesçais.


Mon père n'a jamais lu Rimbaud. Moi, je l'ai lu plus tard, lorsque j'étais au lycée. Ça m'a beaucoup parlé. J'ai compris que mon père frappait juste parce que j'avais sept ans.


Quand on frappe un enfant, on tue tous les poètes.

Loëm
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le 28 mars 2020

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