Nietzsche, féroce et drôle, s'en prend ici à la démarche historiciste et scientifique développée par David Strauss dans son livre « l'ancienne et la nouvelle foi », ou après avoir prétendument mis à bas le christianisme sans percevoir ce qui persiste de son mode de pensée dans la culture allemande, celui-ci prétend ériger une nouvelle foi qui, par le recours à une mythologie rationaliste et scientiste bas du front, s'inscrit dans la glorification de la seule réalité du temps, de l'organisation rationnelle de la société industrielle et d'un type de « progrès » et de « modernité » correspondant à l'avènement d'un nouveau mode de vie où règnent confort matériel, perfectionnement technique et certitudes intellectuelles, à l'exclusion de tout « sens critique » (d'où l'importance d'en parler ici). Selon Nietzsche, l'homme instruit, le philistin dont David Strauss est emblématique, est celui qui vit dans l'illusion de posséder un savoir, qui par essence lui échappe puisqu'il ne l'interroge pas. Et il distingue clairement la Kultur de l'homme instruit de la Bildung qui est le propre de l'homme cultivé. Or, selon Nietzsche, la culture implique l'idée de « sens critique », d'autonomie du jugement, de perception du sens de ce qui existe. Elle passe par une bonne maîtrise de la langue, une connaissance des grandes œuvres de l'art et de la pensée, une ouverture à la démarche scientifique, une idée des lois et des institutions qui régissent la société dans laquelle nous vivons. La Bildung est ce qui permet à l'homme d'être un homme, d'échapper aux déterminismes biologiques et sociaux, d'accéder à la conscience, à la liberté.

Bien que non exempt de certains emportements rhétoriques (c'est une œuvre de jeunesse), d'une colère qui se mue parfois en acharnement (mérité) et d'un snobisme intellectuel qui peut paraître irritant mais qui demeure néanmoins salutaire pour quiconque aspire à s'abstraire de la gangue des opinions communes, le texte corrosif de Nietzsche prend à rebours la pensée dominante de son temps faite de triomphalisme et d'autosatisfaction, en un moment de son histoire où l'Allemagne paraît confondre grandeur de sa civilisation et puissance de son armée - nous sommes au lendemain de l'écrasante victoire des troupes de Bismarck sur le Second Empire français. Pour Nietzsche au contraire, c'est un moment de terrible défaite de la pensée allemande qu'il juge au plus bas et qui se vit pourtant comme le point d'aboutissement d'un processus universel (Hegel n'est pas bien loin). Il se fait ici le pourfendeur de la suffisance intellectuelle de son temps, le contempteur des fanatiques de l'historicisme, des pseudo-détenteurs du sens de l'histoire qui alimentent l'illusion d'une prétendue victoire culturelle allemande.

Dans le dernier tiers de l'ouvrage, critiquant l'écrivain Strauss après avoir dénoncé l'apôtre et le philistin, l'extrême rigueur de son analyse sémantique et philologique de la prose straussienne devient en creux l'implacable procès d'un style tout entier gangréné par l'esbroufe syntaxique et la bigarrure lexicale, mises au service d'une pensée et d'un raisonnement philosophiques jugés résolument superficiels sinon logomachiques.

Qualifiée en son temps et ironiquement d' « inactuelle » ou d' « intempestive » par son auteur, cette première considération revêt aujourd'hui, par certains de ses thèmes et invectives, une brulante actualité si l'on veut bien la lier à nos contemporains. En détournant Racine et sa préface à Bajazet, on pourrait écrire que la trop grande proximité des méthodes straussiennes répare en quelque sorte l'éloignement des temps, car nous ne manquons guère aujourd'hui de ces intellectuels de cours inféodés à tous les pouvoirs en place et qui ne s'emploient qu'à maintenir et à glorifier l'ordre politique et social existant dicté par les intérêts des possédants, à flatter les plus stériles conservatismes et les plus désolants conformismes tout en se prévalant des qualités de l'homme de progrès, à travailler sans relâche la rhétorique et le style incantatoire des faux prophètes, à propager leur propre foi, plus si nouvelle que cela, dans la rationalité économique et en dans la pensée néolibérale de marché. En France, la liste est longue de ces David Strauss qui font la tendance intellectuelle de cette saison et les farauds lettrés du jour ont pour nom Bernard Henri-Levy, Alain Finkielkraut, Jacques Marseille, Jacques Attali, André Glucksman, Pierre Rosanvallon. etc., présentés partout comme les Lumières de notre temps quand ils ne semblent capable d'éclairer notre présent et notre avenir qu'à la chétive flammèche d'une bougie déjà passablement consommée. On n'y est pas obligé, mais c'est à ceux-là que l'on est également en droit de penser lorsqu'on lit le sagace petit opuscule du créateur de Zarathoustra.
Censor
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le 6 août 2010

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