"Roche-nuée" (Cloudrock, 1988) est un roman d'éthno-science-fiction, écrit par Garry Kilworth et publié par Scylla.
Il m'a été généreusement offert lors de l'opération Masse Critique Mauvais Genres, et je remercie donc à la fois Babelio et les charmantes éditions Scylla, auxquelles je venais de me frotter avec le génial "BIenvenue à Sturkeyville".
On atterrit ici dans un drôle de récit, à la frontière de nombreux genres, ce qui me fait aborder la classification large d'ethno-SF, mais nous y reviendrons. On y suit des tribus précaires, quasiment néolithiques, vivant sur une espèce de plateau rocheux en altitude (le fameux roche-nuée). Deux tribus occupent les lieux, la tribu "Jour" chassant et menant son quotidien sous le soleil et habitant des yourtes, et la tribu "Nuit" qui elle répond de l'éclat lunaire et vit dans des grottes. Les deux tribus, bien qu'étant parfaitement similaire à l'aune du spécisme, ne se parlent pas et s'ignorent autant que faire se peut. Chaque tribu est asservie à la religion du Dieu Rouge, perceptible dans les éclats crépusculaires du ciel, et répond à des rites assez particuliers: on ne se reproduit qu'avec sa famille (donnant lieu à des "mères-épouses" ou "frère-époux"), les femmes mangent le corps des cadavres pour leur donner l'accès au paradis et enfin, on jette du haut du rocher les "indésirés", enfants nés avec un quelconque handicap physique. Vous vous en doutez, c'est assez fréquent.
Ce sort cruel fut évité à notre narrateur, qu'on nommera "Ombre", nain de sexe indéterminé, sauvé de la chute mortelle par un caprice de son frère. S'il est encore vivant, on ne le considère cependant que comme une ombre et on ignore son existence.
Des évènements vont venir bousculer ce statu quo et permettre à Ombre de s'émanciper et accéder, enfin, à la lumière qui définit jusqu'à la raison-même de son existence.
"Roche-Nuée" est un roman particulièrement intéressant par son travail de fond. Evidemment, tout ce récit n'est ici que pour discuter des "cultures", au sens large du thème recoupant les religions, les rites et les coutumes sociétales. Par son émancipation et la reconnaissance de sa propre humanité, Ombre va questionner à ses dépends un système qui apparait au fil des pages comme absurde et cruel. Et donc de venir discuter ce qui fonde en elle-même une culture et la nécessité de la remettre en question. C'est pourquoi l'appellation d'ethno-SF est ici plutôt loyale. Car il est difficile par ailleurs de savoir si dans les faits, nous sommes dans une ambiance post-apocalyptique (une humanité dévastée s'étant reconstruite par endroit de façon primale, sorte de "régression sociétale post-apo" assez classique lorsque la fresque temporelle est longue) ou bien dans une SF néolithique.
Si le style de Kilworth est à la hauteur, fluide et parfois lyrique, il me sera difficile néanmoins de vous décrire ce récit comme un long discours enjoué. Si l'émancipation d'Ombre a quelque chose de vraiment "portant", je n'ai pas réussi à me défaire d'un certain malaise à la lecture de ce récit (c'est bien volontaire) et d'une désorientation narrative assez malvenue.
"Roche-Nuée' est un roman intelligent, à favoriser pour les amateurs d'ethno-SF curieux et exigeants. Finalement très propre sur le papier, ce roman implique un certain intellectualisme, qui même s'il est recouvert d'un style agréable, viendra plomber quelque peu le récit.