SI vieux, et pourtant si contemporain

Voici un roman bien singulier. Publié en 1836 aux USA, il vient d'être réédité là-bas, et traduit pour la première fois en France. Il s'agit d'un mélange de conte philosophique et de satyre de la société américaine de l'époque.

On nous y relate l'histoire de Sheppard Lee, jeune homme aisé du New Jersey, qui suite au décès de son père, hérite d'un riche domaine maraîcher. Bien décidé à se la couler douce et à dilapider la fortune familiale, Sheppard Lee ne tarde pas à se retrouver désargenté, insatisfait et harcelé par ses créanciers.

Alors que sa vie semble lui échapper, Sheppard va alors découvrir (dans des circonstances que je ne détaillerais pas pour cause de spoil) qu'il est capable de transférer son esprit dans des corps morts et d'ainsi les faire revenir à la vie. Commence alors pour Sheppard Lee de nouvelles vies puisqu'il va à partir de ce jour se chercher un hôte capable de lui apporter le bonheur.

Ces divers transferts vont être autant d'occasion pour l'auteur de dresser des portraits ironiques de la société américaine de l'époque. Bons bourgeois, jeunes dandys cherchant le mariage d'argent, usuriers, esclaves, ce bon vieux Sheppard va ainsi expérimenter diverses enveloppes et surtout diverses personnalités, cherchant à chaque fois une condition qui le satisfasse.

Je ne vais bien sûr pas rentrer dans les détails, mais le récit ne manque pas de saveurs. Le texte est sacrément irrévérencieux envers la société américaine, et chacun en prend pour son grade. Plusieurs passages sont mêmes extrêmement critiques ou provocateur pour l'époque. Je pense notamment à un passage où Sheppard Lee propose de recycler les cadavres humains pour en faire de l'engrais afin de ne pas laisser perdre tous ces corps. On imagine fort bien l'effet d'une telle proposition en 1836...

De même, certains passages font étrangement écho avec certaines problématiques contemporaines. Lorsque l'auteur (par la bouche de Sheppard) parle de politique et notamment du processus démocratique par exemple, ou lorsqu'il évoque l'intérêt pour lui de taxer les profits de la bourse et des banques pour les réinvestir dans les hôpitaux et les écoles publiques.

Il est troublant (et aussi un poil déprimant) de croiser ces problématiques dés 1836, et de se dire qu'elles restent à l'heure actuelle encore en débat. Cela rend en tout cas le texte étonnamment moderne, malgré son grand âge et sa narration un peu datée.

Ce roman souffre bien sûr de quelques défauts, son époque de rédaction n'étant pas des moindres. La langue est bien sûr datée, et souffre de quelques longueurs et digressions dispensables. Cependant, le texte est aussi intéressant pour le portrait de la société américaine qu'il dresse. Les travers des uns et des autres y sont habilement mis en scène, non sans humour, et sans toutefois écarter les conflits en germe de cette même société.

La question de l'esclavage revient plusieurs fois das le cours du roman, et la fracture entre Sud esclavagiste et Nord abolitionniste est également très présente, montrant quelques décennies avant le début de la guerre de Sécession (24 ans avant pour être exact), les vives tensions déchirant déjà la population.

Un roman narquois donc, mais pas que, et qui vaut le coup d'œil tant pour son sujet que pour son traitement, ainsi que pour le portrait qu'il donne d'une Amérique balbutiante en ce début de XIXe siècle.