Ce que propose Faulkner dans ce diptyque étonnant n’est rien moins qu’une déformation caractérisée de la réalité. Cet état de fait est propre à la majorité de son œuvre mais ici plus encore. La tension exercée pour faire plier un réalisme trompeur aux volontés scénaristiques et conceptuelles de l’auteur est plus forte, plus intense – jusqu’au-boutiste en un sens. Quasiment palpable et donc diablement perturbante.

Car ce sont deux approches qui s’opposent et se combinent, s’attirent et se rejettent sans cesse.

La plume Faulknerienne, son savoir-faire ancestral, consommé. Le verbe du grand peintre de l’Amérique sudiste, le croqueur de vie. Les mots du romancier transpirent le déchaînement du Vieux Père Mississippi, ses voisins respectueux, cette symbiose fragile que viendront rompre les éléments vengeurs, la mémoire historique. C’est un monde qui prend vie, qui s’anime à la perfection, un monde absolument concret, précis, bâti de détails qui n’ont rien d’anodins, d’une étude profonde des contemporains, d’occultations volontaires. Voilà les vies éphémères mais infinies de villes à l’existence bien vraie, théâtres parfaits pour une mise en scène à venir. Faulkner construit son univers avec un acharnement méthodique qui force le respect.

Mais ce monde, si vivace, si abouti soit-il, n’est que décor de carton-pâte, voué au seul dessein de recevoir la clique fictive de l’auteur. Une troupe hétéroclite de protagonistes à la psyché savamment fignolée, de nouvelles en romans, aux cheminements plus ou moins longs, aux destins variés.
Et Charlotte Rittenmeyer de faire son entrée au panthéon des héros Faulkneriens. Aux côtés de son poignant mari, de son pitoyable amant, effacés, comme occultés par l’absolu charisme de cette petite femme trop grande pour la vie. Le rapport de force incongru, surprenant sur le papier, est définitivement cinématographique. L’art de Faulkner s’étend bien au-delà de ses pages et emprunte au septième art son sens de la mise en scène, du contrepoint.
Le conte, pourtant, prend son envol et banni sauvagement la réalité, trop étroite, exigüe pour le personnage de Charlotte et sa comédie humaine. S’engage alors le rapport de force interminable, occasionnellement pénible mais fréquemment délectable entre l’auteur et son sujet, entre une conception de la littérature et un aboutissement nécessaire. Un ballet sans fin, apte à désarçonner le lecteur mal préparé.

De ce duel fratricide naît une aventure de ressenti, de globalité, à saisir dans son ensemble et non dans ses détails. Telle une peinture ou une composition musicale.
C’est d’ailleurs à la peinture que Faulkner doit son sens de l’équilibre, du tout qui prévaut sur le détail et le conduit à orienter son œuvre en quête de cet équilibre absolu. Et le roman de prendre enfin toute sa dimension expérimentale par l’inclusion réfléchie, nullement scénaristique mais bel et bien homogénéisatrice, du second récit. Pleinement décorrélé du premier, mené à dix années d’intervalle afin que nulle confusion ne soit envisageable, quasiment drôle et souvent absurde par son exagération constante, l’improbable balade du forçat est indispensable à l’ensemble et ne peut en aucun cas être lue séparément. Les pérégrinations de ce pauvre bougre, judicieusement déposées aux moments opportuns, quand l’univers de Charlotte se fait trop noir, insupportable, contrebalancent à la perfection la brutalité fatidique mise en jeu dans « les palmiers sauvages ».

Deux récits donc, différents en tous points, apparemment sans lien aucun (et ils n’en ont aucun au sens strict du terme). Pourtant si liés. Car leurs rythmes se répondent, car leurs histoires se complètent sans jamais s’entrecroiser, car ils digressent l’un et l’autre, l’un envers l’autre, sans pour autant jamais broder hors du sujet. Deux entités littéraires qui se donnent la réplique dos à dos, sans même se connaître ni se rencontrer.
Une autre idée de la littérature prend forme, qui fera des émules. Une littérature plus large que son simple sujet (si puissant soit-il), une littérature « visuelle » qui se lit comme on contemple une toile, avec du recul mais sans négliger les détails, une œuvre pleine et entière.

Faulkner est au roman ce que Hopper ou Rockwell sont à la peinture et à l’illustration. Sous couvert de réalisme, il décrit sans jamais montrer, suggère et oriente plus qu’il n’informe, il guide la pensée, la force dans un sens, non pas LE sens mais SON sens. C’est une réalité biaisée qui couvre ses pages, une réalité orientée, disposée au bon vouloir de son créateur.
Mais c’est beaucoup plus récemment qu’on rencontrera, dans toute l’œuvre d’un certain Jean-Michel Basquiat, cet art étrange de l’incongru qui associe l’inassociable en dépit de toute logique aisée, qui mêle les contraires et les très-éloignés en une immense toile de dosage savant.

« Si je t’oublie Jérusalem » est vaste, complexe par son approche expérimentale et par le verbe au rythme fou propre à Faulkner, cet allergique de la ponctuation, cet enragé du sens pour qui l’intensité ne doit jamais décroître. Par son verbe si typé, reconnaissable entre mille. Par le fossé vertigineux, sans cesse franchi, séparant le tableau réaliste de l’Amérique des péripéties incohérentes de héros cependant plus humains que nature. Par le grand écart stylistique dédié à la naissance d’un tableau littéraire à l’équilibre parfait.
-IgoR-
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le 15 mars 2015

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