Premiers mots. Cette "intraitable mélancolie" du souvenir des temps passés. Je sens poindre déjà ce flottement qu'avait introduit Proust, vingt ans auparavant, je voyais les enfants retourner les tortues sur les falaises ensoleillées d'un lieu de vacances et de repos. Je voyais, dans ces quelques mots, les premières amoureuses, le vent bleu entre les arbres, les tristesses des jours de pluie, les blessures sur les coraux tranchants, les philosophies d'enfants face à la mer.

C'est parce que Ernst Jünger a ce verbe si précis qu'il pénètre tous les plis de l'esprit. Toutes les lectures émergent comme des voiles se gonflent au vent, et mille chemins s'offrent. Ainsi on n'aborde pas Sur les falaises de marbre en se demandant où va nous mener l'oeuvre, mais bien plus étrangement, il s'agit de savoir où elle ne nous mène pas. Et comment voir dans la guerre la guerre, dans le sang le sang, dans les morts les morts? C'est une fresque de la vie qui se dessine là, ce je qui est le coeur guerrier d'Ernst Jünger, ce je qu'on affuble du cuir d'un chasseur et d'un fusil à gros plomb pour occire les vifs lézards. Ce je qui pourtant n'a que sept, huit ans tout au plus lorsqu'on l'observe, obsédé par ce sylvain rouge de ses jours heureux, tour à tour furieux contre l'ennemi et écumant derrière les fourrées brûlées.

Si cette odeur d'orient qu'on retrouve dans Salammbô est bien présente, comme une buée sur les pages, une vague senteur d'épices, ces poignards minuscules qui agressent le fond des narines, il n'y a pas cependant ce même esprit guerrier, ce même muscle que dans le roman de Flaubert. ll n'y a plus à proprement parlé de possession, d'événement, de meurtres ou de naissances. Simplement ces vallées de vie, cette vie disséminée en reliefs immenses, cette vie qui est plus une odeur qu'un mouvement. Il y a ces épées en miroir qu'on ne dégaine que pour enflammer les prairies, ces tranchants sur le cou des chiens qui ouvrent les poitrines, ces clochers de mille ans qui chutent sans bruit dans une mer immense de feu.

Les falaises de marbre, c'est ce promontoire d'où je se bat et observe les lointains décimés, parfumés, les eburnums où des aigles noirs s'affalent dans le ciel, ces totems que le feu couronne mais ne caresse que pour racornir la pellicule de sève dont ils luisent. Les falaises de marbre c'est cette blancheur lézardée de veines sombres et mauves, ces reliefs que la paume d'une main embrasse, ce duvet au bout duquel sévissent les poignards embrasés de la guerre, et qui sont cette écriture-même que Jünger nous offre à boire.
Rozbaum
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le 30 juin 2012

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