Titus d'enfer
7.9
Titus d'enfer

livre de Mervyn Peake (1946)

Titus d'Enfer est un bouquin pour le moins singulier.
Sorti au cours de la Seconde Guerre Mondiale de l'imagination féconde de l'anglais Mervyn Peake, romantique amoureux fou de la vie (dont il en mena d'ailleurs une très heureuse), encensé par des gars comme Graham Greene ou C.S Lewis, édité de par chez nous d'abord par l'éditeur Stock (qui apporta également dans l'Hexagone L'Histoire sans Fin et les premières cames de Tolkien), probablement inclassable, mais certainement au carrefour de plusieurs genres si l'on y réfléchit posément.


Telles sont du moins les informations que j'ai pu recueillir dans la préface de Jacques Baudou et l'avant-propos de Michael fucking Moorcock (yep, l'auteur d'Elric), en ce jour d'hiver où je vagabondais comme à mon habitude dans les rayons de cette charmante petite librairie d'occase, pour laisser finalement mon regard se poser sur l'intégrale Omnibus de ce machin : Le Cycle de Gormenghast. Parce que Titus d'Enfer n'est que le premier tome d'une saga, hein, au cas où tu ne le sachiez pas.


Forcément ça avait de quoi titiller mon intérêt pour les pépites méconnues, alors ni une ni deux mais peut-être trois, j'offre généreusement cette intégrale de mille pages à ma jupitérienne personne, en déboursant six malheureux euros et demi (oui, les gemmes du Boulinier sont TRES bon marché) et faut dire qu'ils n'ont pas été sacrifiés en vain, puisque j'ai pas été déçu.


Avant de palabrer au sujet de l'histoire en elle-même, il faut d'abord parler du lieu où elle aura lieu : le gigantesque château de Gormenghast, domicile des comtes d'Enfer depuis des siècles et des siècles, personnage à part entière écrasant le faible humain de son immensité et de son ancienneté, cyclopéen, fourmillant de passages secrets, de toiles d'araignées, de détours et de dédales, s'étendant à perte de vue, comportant des pièces que personne n'a visité depuis des temps très reculés, et dont seule une infime partie sera offerte à la vue du lecteur.
Forcément il y a de bonnes chances que les prisons imaginaires du graveur Piranèse, ainsi qu'à la cité tentaculaire du manga Blame! viennent à l'esprit de l'ami lecteur, et il aura tout à fait raison, mais je lui conseille de jeter également un petit coup d'oeil à cette illustration du livre, qui donne une bonne idée de la chose.


C'est au coeur de cette construction beaucoup, beaucoup trop grande que Peake brossera durant une année le portrait baroque et intimiste de toute la famille d'Enfer où un nouvel héritier naît, et de certains de leurs serviteurs : autant d'individus plus paumés, bizarres et inadaptés à la vie en société les uns que les autres, autant de gugusses à côté de la plaque parfois caractérisés d'une forme de stupidité assez aiguë qui traverseront une histoire où se départagent le tragique, l'ironie pince-sans rire typiquement rosbif...euh, anglaise, la mélancolie.


Arf...par où commencer, attends que je fouille dans mes papelards...moui, c'est bon, on a par exemple le comte lui-même, quinquagénaire sec et malheureux, répétant à longueur de journée les rituels absurdes auxquels tout comte d'Enfer doit se conformer, qui ne trouve de réconfort que dans sa douillette bibliothèque dont il connait les moindres recoins. Aussi son majordome, le colosse aux articulations qui craquent, Craclosse, aussi dévoué à son service qu'il hait le chef cuistot rempli de graisse aux allures de Gargantua maléfique (haine d'ailleurs bien réciproque). Le jeune Finelame, manipulateur juvénile rusé comme le diable, dont l'exubérance verbale et les éléments de langage qui paraîtraient presque venir tout droit de Macronie, emberlificotent avec efficacité les crédules, ce qui lui permettra de semer d'un air hilare le chaos au sein de ce train-train trop bien réglé.


Hein, quoi, tu veux que je te balance encore quelques autres personnages ? Bon d'accord, mais c'est vraiment parce que c'est toi, hein, y a donc aussi la fille du comte, Fuchsia, adolescente mélancolique amoureuse de la solitude, qui reste recluse l'été et sort gambader l'hiver, cultivant son jardin secret dans un grenier connu d'elle seule et grouillant à ras bord de vieux machins tout pétés, ainsi que Nannie Glu, sa nourrice, qui est dotée des meilleures intentions, mais n'arrête pas d'enquiquiner sa protégée, et se voit dotée d'un coefficient intellectuel (presque) aussi bas que celui d'un éditorialiste du petit écran.


Voilà, là c'est bon, je t'ai balancé tout plein de créatures loufoques, avec chacun sa petite patte bien à lui, tu es content, satisfait ? Alors c'est bon, tant mieux pour toi, on peut continuer.
C'est assez courant de voir des scribouilleux médiocres se contenter de narrer leur récit à base coups d'apprentis sorciers au caractère de paladins loyaux bons et de keufs alcoolico trop d4rk de la mort qui tue, qui mettent juste de l'encre sur du papier, sans lui donner une réelle substance, qui font tout plein de rebondissements de ouf guedin totalement artificiels parce qu'ils prennent le lecteur pour un con (en même temps, pour aimer lire du Musso, il faut en être un très gros) et que, tu vois, ils ont peur qu'il s'ennuie vois-tu.


Pas Mervyn Peake, lui, il reste vrai, son style riche, très visuel n'appartient qu'à lui, et fait vraiment sentir, voir, goûter ce qu'il nous donne à lire, permettant une mise en oeuvre de l'atmosphère à peu près irréprochable, ce n'est pas pour rien, je suppose, qu'il a fait lui-même des dessins de ses personnages, comme ça ou ça. Et vu que j'aime bien ta bouille, je vais même te filer en douce quelques extraits si tu ne me crois pas :


"Le désordre de la chambre évoquait un champ de bataille. Rien ne semblait en place. Même le lit était de guingois, et paraissait supplier qu'on le repoussât contre le mur au papier flamboyant. Les flammes vacillantes des bougies qui coulaient faisaient danser des ombres sur le mur, où se découpaient, derrière le lit, quatre silhouettes d'oiseaux. Elles encadraient l'ombre monumentale d'une tête dont les boucles se projetaient sur le papier peint comme une véritable ramure."


Ou encore :


"Tout se mit à tourner : la tour, les pins, le cadavre, la lune et même l'inhumain hurlement de douleur qui jaillit de la gorge de la tour et se répercuta dans la nuit - pas le cri d'un hibou, mais celui d'un homme sur le point de mourir. Ivre de fatigue, le maigre serviteur ne put en supporter l'écho prolongé et s'effondra soudain sans connaissance, tandis que le ciel de la tour devenait blanc de hiboux."


Je suis hautement content d'avoir découvert ce bouquin, qui mêle la Fantasy (parce que bien qu'il n'y ait pour ainsi dire pas de magie, ça se passe dans un monde secondaire), le roman gothique, le commentaire social (avec ces exploités vivant hors du château, travaillant sans relâche pour la famille d'Enfer, qui s'épuisent au labeur et vieillissent avant l'heure), ma bouboule de cristal me dit également que le bousin est comparé à Kafka et Dickens, mais je n'ai pas assez lu ces deux auteurs pour vous le confirmer.


Tout comme La Roue du Temps ou le Livre des Martyrs, Titus d'Enfer est un livre bien plus exigeant que la niaiserie de gare qu'on lit sur la plage pour tenter d'oublier le soleil qui te crame la peau, les mouettes qui te chient dessus, le sable qui te rentre dans les oreilles, les morveux à côté qui chialent et qui piaillent, mais c'est un livre qui en vaut bien plus la peine, et qui nécessite de son lecteur une attention totale, avec rien aux alentours pour le distraire.


J'ai rarement eu autant envie de serrer la main de l'auteur pour le féliciter de l'excellence de son travail, dommage qu'il soit mort de la maladie de Parkinson en 1968.


Post-Scriptum : La BBC a d'ailleurs produit une série télé adaptant ce fantastique machin, je vous mets donc un lien vers le premier épisode sur Youtube, et un autre vers sa fiche SensCritique.
Il semble qu'ils comptent en faire une nouvelle, avec l'aimable participation de Neil Gaiman.

Créée

le 26 févr. 2020

Critique lue 564 fois

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