Ce livre est une claque, une révélation, un coup de poing dans la tronche ! En ces temps hygiénistes, puritains et aseptisés, voilà une langue sans retenue, un narrateur-auteur accro au sexe, aux putes, à la bouffe, sale, pique-assiette et squatteur de canapés ! Un artiste qui se veut écrivain mais n'écrit pas, correcteur dans une feuille de chou puis prof qui n'enseigne pas en province... Quelle fraîcheur... Je vais m'en tenir à quelques citations, que je trouve sublimes (et je vous recommande au moins de lire le chapitre XIII, qui peut se lire à part car est une totale digression par rapport au récit) :
"Si de siècle en siècle paraît un homme avec un regard désespéré, avide, dans les yeux, un homme qui mettrait le monde sens dessus dessous afin de créer une nouvelle race, l'amour qu'il apporte au monde est changé en bile et devient un fléau. Si de temps en temps nous rencontrons des pages qui font explosion, des pages qui déchirent et meurtrissent, qui arrachent des gémissements, des larmes et des malédictions, sachez qu'elles viennent d'un homme acculé au mur, un homme dont les mots constituent la seule défense, et ses mots sont toujours plus forts que le poids mensonger et écrasant du monde, plus forts que tous les chevalets et toutes les roues que les poltrons inventent pour écraser le miracle de la personnalité. Si un homme osait jamais traduire tout ce qui est dans son coeur, nous mettre sous le nez ce qui est vraiment son expérience, ce qui est vraiment sa vérité, je crois alors que le monde s'en irait en pièces, qu'il sauterait en mille miettes, et aucun Dieu, aucun accident, aucune volonté ne pourraient jamais rassembler les morceaux, les atomes, les éléments indestructibles qui ont servi à faire le monde."
"Quand je pense que la tâche que l'artiste assume implicitement est de renverser les valeurs existantes, de faire du chaos qui l'entoure un ordre qui soit le sien, de semer la lutte et le ferment si bien que par la détente émotive ceux qui sont morts puissent être rendus à la vie, alors je cours avec joie vers les grands qui sont imparfaits, leur confusion me nourrit, leur balbutiement est musique divine à mes oreilles. Je vois dans les pages magnifiquement boursouflées qui font suite aux interruptions, je vois qu'ils ont rayé les mesquines intrusions, les marques de pas sales, si l'on peut dire, des lâches, des menteurs, des voleurs, des vandales, des calomniateurs. Je vois dans les muscles gonflés de leurs gorges lyriques l'effort étourdissant qu'il faut faire pour lancer la roue, pour reprendre l'allure là où l'on s'est arrêté. Je vois que derrière les ennuis et les intrusions quotidiens, derrière la malice mesquine et clinquante des faibles et des inertes, se dresse le symbole du pouvoir décevant de la vie, et que celui qui veut créer l'ordre, celui qui veut semer la lutte et la discorde, parce qu'il est tout imbu de volonté, un tel homme se doit d'être conduit encore et encore au bûcher et au gibet. Je vois que derrière la noblesse de ses gestes se tapit le spectre du ridicule de tout ça -- je vois qu'il n'est pas seulement sublime, mais encore absurde."
...

carolectrice
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Livres lus en 2018 et Les meilleurs livres américains

Créée

le 16 juin 2018

Critique lue 355 fois

6 j'aime

3 commentaires

carolectrice

Écrit par

Critique lue 355 fois

6
3

D'autres avis sur Tropique du Cancer

Tropique du Cancer
CrèmeFuckingBrûlée
10

Voyage au bout de l'Extase

Lire Tropique du Cancer d’Henri Miller, c’est tenir entre ses mains un énorme cœur ardent qui palpite furieusement en crachant entre vos doigts ses rejets vermeils. Ce roman est un organe vivant dans...

le 12 août 2017

20 j'aime

4

Tropique du Cancer
herminien
9

Le bonheur a un cri de fauve : la voix de Miller.

Une littérature du bonheur. On peut crever de froid sur un banc Crever de faim chez un Indien avare et dégoûtant. On peut avoir le sexe douloureux d'être trop facilement amoureux Et écrire des livres...

le 21 mars 2013

11 j'aime

1

Tropique du Cancer
KINOEIL
10

Une leçon de vie.

Tropique du Cancer n'est pas un livre qui se lit mais qui se vit. Henry Miller - qui bénéficie d'une excellente traduction de la part de Paul River - accroche, surprend et capte l'attention dès la...

le 29 sept. 2017

7 j'aime

3

Du même critique

Yoga
carolectrice
3

Manu et son zafu

Je précise que j'adore cet écrivain (adorais ?), et que j'ai quasiment tout lu de lui, mon préféré étant "D'autres vies que la mienne", comme beaucoup de gens... Pour commencer, ce livre (qui n'est...

le 3 oct. 2020

29 j'aime

26

Tess d'Urberville
carolectrice
8

Critique de Tess d'Urberville par carolectrice

Après avoir été fascinée par "Jude l'Obscur", je continue mon périple hardyen avec "Tess d'Urberville", adapté au cinéma par Polanski. Au XIXe siècle dans le Wessex, les modestes Durbeyfield...

le 11 août 2022

26 j'aime

17

La Dame en blanc
carolectrice
7

Critique de La Dame en blanc par carolectrice

La "Dame en blanc", c’est la jeune femme effrayée échappée d’un asile qui croise la route du bon Walter Hartright, jeune professeur de dessin en route pour Limmeridge House, propriété isolée dans le...

le 28 sept. 2019

25 j'aime

16