Un anarchiste
7.3
Un anarchiste

livre de Joseph Conrad (1906)

« Crocodile » n’a pas de bol. Après quelques gorgeons trop capiteux, pris d’ivresse, il se met à clamer fièrement des propos séditieux, anarchistes, qui le conduisent directement au cachot. À peine sa liberté recouvrée, son ancien employeur lui claque la porte au museau, tandis que des « compagnons » libertaires de circonstance prennent la décision, apparemment irrévocable, de le prendre sous leurs ailes trop protectrices. Ces nouveaux acolytes ont beau se montrer bedonnants de principes, ils se distinguent avant tout par des vols en série, des tirades scatologiques contre les capitalistes et une sorte de contrôle prudentiel sur leurs recrues les plus récentes, chose pourtant peu en phase avec leur soif inentamée de liberté. Trop lâche pour prendre la tangente, aussi dévitalisé qu’un vieux canasson, « Crocodile », jeune ouvrier parisien de son état, participe malgré lui à un braquage de banque qui tourne mal. À nouveau contraint de ronger l’os pénitentiaire, il profite d’une mutinerie pour se soustraire à la vigilance des gardes et prendre la mer. En fuite, le sourire fané et l’esprit en maraude, il échoue finalement sur une île indéterminée, prisonnier de son passé, néo-esclave d’un « hangar plein d’outils et de ferraille », c’est-à-dire mécanicien sur un petit vapeur, sans salaire ni perspectives, avec l’impossibilité de décamper en raison d’une réputation peu flatteuse, tenace, d’« anarchiste de Barcelone » exotique et légèrement fêlé.


Ce que Joseph Conrad dévoile par flashbacks, quelque part entre le Crainquebille d’Anatole France et L’Île du docteur Moreau d’Herbert George Wells, c’est la désintégration progressive d’un individu socialement intégré, un ouvrier français transformé au gré des circonstances en anarchiste de pacotille, juste bon à singer et ventriloquer, sans le début de la plus petite des convictions, mais avec la peur au ventre. Pris dans la mare boueuse des mouvements libertaires, là où les problèmes se présentent en foule, il doit tuer pour survivre, accepter la servitude pour échapper aux barreaux, consentir et imiter sous peine de disparaître. Des années après les théories socialo-anarchistes de Mikhaïl Bakounine et Pierre Kropotkine, Joseph Conrad se livre à une vision cruelle et désenchantée de ces mouvements révolutionnaires promouvant souvent le désordre plutôt que la liberté, les maux plus que les solutions. Pour lever le lièvre libertaire, l’auteur britannique tire parti des mésaventures d’un ouvrier ayant « le coeur chaud et la tête faible », portant « en lui les contradictions les plus amères et les conflits les plus meurtriers ». Un « Crocodile » qui finit entre les crocs putrides et incisifs d’un vil exploitant, dépourvu de scrupules et d’humanité, pire encore que ceux qu’il vilipendait jadis. Quand le sort s’acharne…


Sur Le Mag du Ciné

Cultural_Mind
7
Écrit par

Créée

le 19 mai 2020

Critique lue 105 fois

5 j'aime

Cultural Mind

Écrit par

Critique lue 105 fois

5

D'autres avis sur Un anarchiste

Un anarchiste
jaythrotule
10

Critique de Un anarchiste par jaythrotule

Le sous-titre de cette nouvelle est "conte désespéré". Y'a effectivement un pincement triste dans cette histoire, et une sorte de résignation muette, du personnage principal, et peut-être de l'auteur...

le 2 avr. 2013

1 j'aime

Du même critique

Dunkerque
Cultural_Mind
8

War zone

Parmi les nombreux partis pris de Christopher Nolan sujets à débat, il en est un qui se démarque particulièrement : la volonté de montrer, plutôt que de narrer. Non seulement Dunkerque est très peu...

le 25 juil. 2017

68 j'aime

8

Blade Runner
Cultural_Mind
10

« Wake up, time to die »

Les premières images de Blade Runner donnent le ton : au coeur de la nuit, en vue aérienne, elles offrent à découvrir une mégapole titanesque de laquelle s'échappent des colonnes de feu et des...

le 14 mars 2017

62 j'aime

7

Problemos
Cultural_Mind
3

Aux frontières du réel

Une satire ne fonctionne généralement qu'à la condition de s’appuyer sur un fond de vérité, de pénétrer dans les derniers quartiers de la caricature sans jamais l’outrepasser. Elle épaissit les...

le 16 oct. 2017

55 j'aime

9