Pour son histoire de vampirisme – parce que dans les grandes lignes, ça reste ça –, Sturgeon a suivi la structure du Dracula de Stoker : Un peu de ton sang est un feuilleté de lettres entre deux psychiatres militaires, de comptes rendus d’entretiens avec un patient, d’une autobiographie dudit patient avec, pour encadrer le tout, des interventions de l’auteur (« c’est parce que vous êtes le lecteur et que cette histoire est inventée », etc., p. 13). La recette aurait pu fonctionner, ça ne l’a pas fait. J’admets volontiers que ça vient en partie de moi.
Déjà, j’ai beaucoup de mal avec l’humour états-unien. Je ne sais pas trop comment le définir autrement, cet humour qui consiste principalement à user des private jokes jusqu’à la corde tout en insistant lourdement sur la légèreté du procédé. Or, c’est exactement l’humour des deux médecins de ce (bien assez) court roman, ou (trop) longue nouvelle, c’est selon : on se file des coups de coude de connivence entre collègues en contemplant les pauvres abrutis qui nous entourent, et qu’il s’agit de dominer ou de séduire. Ça passerait encore si l’un des deux n’était pas le véritable héros du récit – compétent, travailleur, scrupuleux, doué
D’autre part, et c’est peut-être aussi gênant quand il s’agit d’un roman dont les prétentions littéraires ne peuvent être que limitées, l’ensemble est cousu de fil blanc. À partir du moment où on se demande si le « cas » autour duquel est centré l’histoire est le fou le plus dangereux de la planète ou un G.I. paisible quoiqu’un peu rustre ; à partir du moment où le personnage principal d’un texte intitulé Un peu de ton sang aime depuis l’enfance chasser des animaux ; que croyez-vous que le lecteur se dise ?
« Pour quelqu’un qui a été aussi maltraité et aussi privé de tout que George, ce transfert du lait au sang est assez compréhensible » (p. 137), écrit un des deux psychiatres. Assez compréhensible, c’est le cas de le dire ! Si tu n’avais pas émis cette hypothèse au bout de dix pages, c’est que tu faisais autre chose en lisant, ou que tu es con comme tes pieds ! Surtout pour un psychiatre ! Et même pour un militaire !
Donc, voilà, notre George Smith aime le sang. J’ai quand même continué ma lecture, d’abord parce que j’aime finir les livres que je commence, ensuite parce que je me suis dit que c’était peut-être une fausse piste, et que dans les cent pages à venir, Sturgeon nous réservait peut-être la vraie surprise, celle de derrière les fagots, celle qui te laisse muet à la fin des grands récits à chute. Mais non.
C’est seulement cela : notre George Smith aime le sang, y compris en amour. (Moi aussi, je connais mes classiques, le lien entre Éros et Thanatos, tout ça tout ça.) Or, comme il n’aime pas mordre, que fait-il ? Je laisse le lecteur de cette critique l’imaginer… S’il a en lui un fond de puritanisme, il aura peut-être les poils des bras qui se dressent – et encore. Sinon, il risque de se dire lui aussi que ce n’était que ça. Et ça, quoique entre adultes consentants (pas futés, mais consentants), c’est présenté par le roman comme un truc aussi grave que les deux ou trois meurtres gratuits (un ivrogne malade, un gamin d’immigré polonais…) de notre George Smith.


P.S. – Dans la collection « Folio SF », Un peu de ton sang est suivi de Je répare tout (traduction de Bright Segment, ne me demandez pas pourquoi). Cinquante pages en comparaison desquelles les cent cinquante de la première histoire passent pour un modèle de suggestion. Si tu n’avais pas compris que le célibataire qui recueille la fille poignardée et entreprend de jouer au chirurgien n’avait pas un pète au casque, si tu pensais vraiment qu’il allait la laisser partir une fois guérie, appelle-toi George Smith.


P.P.S. – J’avais prévu de parler de l’ensemble des clichés – fondateurs ? – de la fiction d’horreur que l’on trouve dans ces deux récits, mais ce serait trop long, et peut-être injuste dans la mesure où Sturgeon semble avoir concouru à mettre en place une partie de ces codes.

Alcofribas
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le 16 juil. 2019

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Alcofribas

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