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Depuis 2005, date d’écriture de cet essai, jusqu’à aujourd’hui, Pascal Quignard assène les petits essais à un rythme saccadé et impressionnant, presque effrayant. Effrayant, parce qu’ils sont tous puissants, en tout cas dignes d’intérêt. Je choisis de m’attarder sur celui-ci, parmi la dizaine sur lesquels on pourrait se pencher, parce qu’il offre un certain nombre de clefs de lecture de l’œuvre de Quignard. Il s’agit en effet d’un essai sur le fragment, alors même que les chefs-d’œuvre de Quignard, dont le cœur est sa série Dernier Royaume qu’il poursuit encore aujourd’hui, sont des œuvres discontinues.


Cela part d’une réflexion sur La Bruyère (le livre est sous-titré Essai sur La Bruyère) pour embrayer sur une réflexion bien plus large, qui porte sur toute la littérature contemporaine et, en creux, sur sa propre écriture. Le premier et le dernier chapitre semblent plutôt biographiques, presque romanesques, à propos de La Bruyère, qu’il montre comme personnage complexe, voire détestable en tant qu’homme, ce qui introduit immédiatement dans une atmosphère autre que celle de la simple vénération des classiques, dans ce clair-obscur quignardien qui fait le plaisir de ses lecteurs ; il parle d’ailleurs de « l’indulgence parfois injustifiée qu’on porte plus volontiers et presque mélancoliquement aux œuvres du passé (chp. III). La première édition des Caractères, en 1688, marque cependant pour Quignard une date essentielle, celle du discontinu concerté, pensé et assumé par l’auteur (tandis que les Pensées de Pascal ne doivent qu’à la mort, les fragments d’Héraclite à la perte du livre original, les Maximes de La Rochefoucauld à un but défini, les Essais de Montaigne à la digression anthologique). Avant La Bruyère, il n’y a que des « préfragmentaires ».


Un leitmotiv du livre est le « dégoût » que provoque, chez les contemporains de La Bruyère (notamment Racine et Boileau) comme chez lui-même, cette esthétique du fragment, qui est d’abord une esthétique négative. Comme souvent chez Quignard, l’illustration de ce dégoût se fait par un épisode éloigné et d’ordre non-théorique, en l’occurrence celui de la bataille d’Hochstedt racontée par Saint-Simon (chp. IV). L’auteur introduit ici un de ses déplacements dont il a le secret. Il navigue ensuite parmi les contemporains, assez rapidement d’ailleurs, sans s’y attarder : Blanchot, Leiris et d’autres. Oublie-t-il volontairement René Char, qui parle tant des fragments d’Héraclite comme son modèle littéraire ? Nous n’en saurons rien, tant les exemples pourraient se multiplier dans cette esthétique du fragment qui est peut-être le cœur de la littéraire contemporain. Ou plutôt : de la littérature contemporaine qui en vaut la peine ?


C’est dans les derniers chapitres, avant le retour à La Bruyère qui fonctionne comme une sorte d’épilogue, que Quignard revient à lui-même, à son propre dégoût pour son écriture du fragment. Il y esquisse une psychologie d’écrivain ; peut-être que ces passages-là ne plairont qu’à ses grands lecteurs. Nous apercevons en tout cas un fragment de son travail d’écriture, mais un fragment seulement, puisque cette œuvre sur le fragment est elle-même discontinue, ondoyante. Ainsi la boucle est bouclée.

Clment_Nosferalis
8

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Créée

le 22 janv. 2018

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