Une fièvre autodestructrice arborescente

Première approche avec ce livre : je ne l'ai pas ressenti. J'étais dans ma chambre. Je n'étais pas encore allé en Enfer.
Deuxième approche : je l'ai lu en même temps que Léo Ferré le racontait (ou hurlait, ou chantait ; un peu de tout en fait) dans son dernier album anthume. Là, je lui ai déjà reconnu de plus belles qualités, mais je ne l'ai pas ressenti non plus, et je n'ai pas compris l'Art du voyant. Je n'étais pas encore allé en Enfer.
Troisième approche : je suis parti à Caulnes, village Cost-Armoricain sur la route de Dinan, pour dire au revoir à mon lycée comme à mes derniers amis restés là-bas. J'étais parti avec ce livre. J'avais dans mon sac une boite de nuggets, qui fut tous mes repas pendant 3 jours. Je dormais dehors, avec juste un sac de couchage, à deux reprises sur le terrain privé d'un vieil homme qui n'allait jamais voir au fond de son jardin. Je me suis servi de mon téléphone uniquement pour prévenir mes potes quand j'infiltrais dans l'établissement. Je suis allé en Enfer il y a deux ans.
C'est donc sur l'herbe, sous un orage menaçant, avec pour seuls sons des oiseaux et le frémissement des arbres, que j'ai enfin ressenti "Une saison en Enfer". Là, j'ai compris sa fièvre autodestructrice, son jusqu'au-boutisme (en fait, il a précédé toutes les rock star, dont Jim Morisson qui a appliqué sa philosophie à la lettre !), et effectivement la résurgence de toute la substance de la Condition Humaine qui en découlerait. Les excès "lyrisent" l'incendie qui nous consume dans la Vie ; il s'y est jeté à corps perdu, courageusement, comme personne d'autre n'a osé le faire. Quitte à tous nous dérouter. Sa vie ressemble à un bras d'honneur à tout ce que nous connaissons ; il fallait quelqu'un pour le faire, ce fut lui. Tant mieux. L'ouvrage en lui-même, le seul publié de son vivant, le livre qui a eu la lourde tâche de lui sauver la vie, qu'il a pourtant voulu détruire comme Georges Lucas veut détruire son "Holiday Spécial"... Il est maudit, de la première à la dernière page, dans la tradition la plus décadente et la continuité la plus romantique. Bien sûr, le verbe Rimbaldien, bien sûr, la vision fiévreuse de son auteur, bien sûr, l'insinuation constante à Verlaine, pourtant jamais cité...
Mais il s'en dégage surtout, et c'est là qu'il touche à l'unicité, un sentiment d'appel à une rédemption impossible. Comme s'il savait qu'il était allé trop loin dans son Art, que le titre était trompeur : l'Enfer sera désormais permanent. C'est, selon moi, le point le plus fort de ce livre. Parce que ses différents constituants restent quand même assez inégaux : si "Les Délires", en particuliers le 1er, sont magnifiques, j'ai trouvé "L’Éclair" et "Le Matin" vraiment inférieurs au talent naturel de Rimbaud. Ça altère l'équilibre, et j'ai trouvé que les derniers vers de "l'Adieu" manquent beaucoup de solennité pour un livre pareil.
Mais il n'empêche que ce livre est une Leçon. Un Enfer à portée de main, une poignée d'herbes folles, un brasier qu'aucune source d'eau ne peut éteindre. Donc Immortel, à jamais. Comme disait Luchini, Rimbaud est un Événement ! Et moi, dans mon Caulnes, j'ai enfin compris pourquoi je suis allé en Enfer, il y a deux années-lumière.

Billy98
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le 9 juin 2018

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